Notes sur oeuvres - Economie |
Quatre économistes (Philippe Askenazi, Thomas Coutrot, André Orléan, Henri Sterdyniak) ont lancé récemment un « manifeste d’économistes atterrés » (c'est-à-dire atterrés par la manière dont la crise actuelle est gérée). Ces économistes sont, pour simplifier, inscrits dans le prolongement de la mouvance ATTAC, au sens large. Ils ont été rejoints depuis par plusieurs centaines de signataires, parmi lesquels on peut noter André-Jacques Holbecq et Loïc Wacquant.
Il peut être intéressant de connaître sommairement leur analyse de la crise actuelle (analyse qui n’étonnera personne sur ce blog), et surtout de relever les propositions qu’ils font pour en sortir. Nous ne commenterons pas : à chacun de se faire son opinion.
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Pour les « économistes atterrés », la crise n’a pas affaibli l’hégémonie des schémas de pensée dominants. Le pouvoir de la finance n’a donc pas été remis en cause, alors qu’il est à l’origine du désastre. Au contraire : les Etats se font les auxiliaires des financiers, et pour les sauver de la faillite, se mettent eux-mêmes en péril.
Dans ce contexte, les « économistes atterrés » veulent en finir avec la dictature des dogmes néolibéraux – et ils sont persuadés de ne pas être les seuls. Ils proposent donc, dans un court manifeste, de réfuter les 10 fausses évidences pour eux principalement à l’origine de la mauvaise gestion actuelle, et vont avancer 22 mesures, à discuter, mais selon eux de nature à porter remède.
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Fausse évidence numéro 1 : les marchés financiers seraient efficients sur le plan informationnel, et donc sur le plan décisionnel, favorisant l’allocation du capital la plus réactive et la plus judicieuse.
C’est, nous disent les « « économistes atterrés », le dogme que veut sauver le G20. Or, la crise a démontré, à l’inverse, que les marchés ne sont pas efficients. L’information économique y est synthétisée dans les prix. L’évolution récente montre que le prix défini par le marché n’a pas été signifiant au regard de l’économie réelle et sur un horizon pluriannuel : il résultait souvent d’illusions collectives, voire de manipulations. La cause fondamentale en est que, sur les marchés financiers, la loi de l’offre et de la demande ne fonctionne plus, car quand le prix augmente, la demande augmente aussi (spéculation par anticipation de hausse). Ce mécanisme implique qu’un marché financier dérégulé est en quelque sorte un cerveau collectif autiste, déconnecté du réel et structurellement paraphrénique. Le marché financier est donc une source d’instabilité et une machine à prendre les mauvaises décisions.
Mesures proposées :
Cloisonner strictement les marchés financiers et les activités des acteurs financiers (Glass Steagal)
Réduire la spéculation dévastatrice par une taxe et des contrôles sur les mouvements de capitaux
Exclure les acteurs illégitimes des activités financières (CDS, en particulier)
Plafonner la rémunération des traders
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Fausse évidence numéro 2 : les marchés financiers seraient favorables à la croissance économique.
C’était l’un des moteurs du néolibéralisme : sortir du capitalisme rhénan, et imposer le capitalisme anglo-saxon, avec financement de l’activité non par la banque, mais par les marchés. Mais aujourd’hui, de fait, le projet s’est retourné contre lui-même : ce ne sont pas les actionnaires qui financent les entreprises via l’épargne, mais les entreprises qui financent leurs actionnaires, lesquels n’épargnent plus et empruntent toujours plus. Au final, le pouvoir des banques n’a jamais été aussi grand.
Concrètement, il en découle que « les marchés » exigent des normes de rendement déconnectées des réalités économiques. La notion d’intérêt commun associant actionnaires, encadrement et personnel a totalement disparu. Les dirigeants n’ont plus pour objectif que de satisfaire aux exigences de rendement à court terme formulées par les actionnaires, ou plutôt par leurs représentants, fonds de pension, fonds d’investissement, banques. Il en découle une gestion court-termiste antiéconomique, un assèchement progressif de la demande solvable (par déflation salariale) et une volatilité extrême du capital, qui circule à une vitesse supérieure à celle qui autoriserait l’anticipation par les acteurs économiques, y compris les Etats.
Mesures proposées :
Renforcer les contre-pouvoirs dans les entreprises
Accroître l’imposition des très hauts revenus
Réduire la dépendance des entreprises envers les marchés financiers en développant une politique publique de financement aux entreprises
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Fausse évidence numéro 3 : les marchés seraient bons juges de la solvabilité des Etats.
C’est faux, pour la raison mentionnée ci-avant : le marché, d’une manière générale, n’est pas efficace pour fixer la valeur des actifs. Mais hélas, c’est une fausseté auto-réalisatrice, parce que l’appréciation, conditionnée par les agences de notation, modifie l’objet évalué : si les marchés réputent un Etat proche du défaut, les intérêts augmentent, donc la dette, donc le risque de défaut.
Mesures proposées :
Règlementer l’activité des agences de notation
Garantir le rachat des titres publics par la BCE
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Fausse évidence numéro 4 : l’envolée des dettes publiques résulterait d’un excès de dépenses.
Nos « économistes atterrés » constatent, au contraire, que le poids de la dépense publique dans le PIB a tendance à baisser dans l’UE depuis le début des années 90, et que, donc, il ne saurait être question d’une envolée des dépenses. La cause de notre dette insoutenable est, disent-ils, dans la « révolution fiscale » qui a, depuis deux décennies, continuellement favorisé les très gros contribuables, et coûté très cher aux Etats. Rien que pour la France, entre 2000 et 2010, les baisses d’impôt auraient coûté à l’Etat 100 milliards d’euros, compte non tenu de 30 milliards d’exonération de cotisations sociales. Depuis 2008 s’est ajouté un facteur aggravant : les « plans de sauvetage » bancaires, qui ont coûté environ 7 points de PIB aux Etats, et alourdi d’autant leur dette.
Mesure proposée :
Réaliser un audit public et « citoyen » des dettes publiques, pour déterminer leur origine et connaître l’identité des principaux détenteurs de titres (une mesure qui, de toute évidence, prépare un défaut de paiement ciblé)
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Fausse évidence numéro 5 : il faudrait réduire les dépenses pour réduire la dette publique.
Erreur, répondent les « économistes atterrés » : une réduction des dépenses impliquerait une faible croissance (austérité), donc une croissance plus faible que les intérêts de la dette, donc un accroissement de la dette par effet « boule de neige ». Et les commentateurs qui opposent à cette équation le cas de quelques pays ayant mené des politiques de restructuration brutale (Suède en particulier, dans les années 90), pour en tirer ensuite un grand profit dans les années 2000, oublient que ce type de politique ne peut valoir que pour un pays isolé, qui peut gagner des parts de marché à l’export en renforçant sa compétitivité. A l’inverse, si tout le monde s’y met, la déflation salariale générale est garantie, et pour tout le monde encore (parce que le marché global se rétractera).
Mesure proposée :
Maintenir le niveau de protection sociale, voire l’améliorer
Accroître l’effort budgétaire pour l’éducation, la recherche, l’investissement dans la reconversion écologique… pour mettre en place les conditions d’une croissance soutenable
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Fausse évidence numéro 6 : la dette publique reporterait le prix de nos excès sur nos petits-enfants.
Faux : comme la dette publique est essentiellement liée à la « révolution fiscale » reaganienne, elle traduit surtout un transfert de charge entre les riches (rentiers) et les pauvres (producteurs). Bref, c’est une confiscation accrue de la plus-value par les capitalistes.
Mesures proposées :
Revenir à une fiscalité redistributive (suppression des niches fiscales, création de nouvelles tranches d’imposition et augmentation des taux)
Supprimer les exonérations consenties aux entreprises sans effets suffisants sur l’emploi
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Fausse évidence numéro 7 : il faudrait rassurer les marchés financiers pour financer la dette publique.
Faux : pour financer la dette publique, il faut pouvoir se passer des marchés financiers. Tout simplement parce que, de toute façon, ils ne sont pas efficaces dans leur pilotage des flux de capitaux (cf. supra).
Mesures proposées :
Autoriser la BCE à financer directement les Etats (ce qui équivaut à un retour au système antérieur à 1973, mais au niveau européen)
Si nécessaire, restructurer les dettes publiques, par exemple en plafonnant le service de la dette à un certain pourcentage du PIB, et en opérant une discrimination entre les créanciers selon leur profil (les « gros » peuvent et doivent consentir un allongement des remboursements, voire une annulation pure et simple)
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Fausse évidence numéro 8 : L’Union Européenne défendrait le modèle social européen
Faux, une fois de plus : en réalité, les sociaux-démocrates ont depuis longtemps capitulé devant les néolibéraux, et ils ne sont plus que la caution « de gauche » d’une Europe bruxelloise totalement inféodée aux intérêts du capital spéculatif prédateur. L’organisation de la BCE (indépendante à l’égard du pouvoir politique, gardienne du pacte de stabilité) dénote une méfiance à l’égard des Etats-nations, méfiance qui ne peut se comprendre que du point de vue du capital transnational.
L’Europe sociale est donc restée un vain mot, tandis que s’épanouissait celle de la concurrence (fiscale, en particulier). En l’occurrence, la concurrence à l’intérieur de l’Union est justifiée optiquement par la nécessité de se muscler pour faire face à la concurrence extérieure, mais jusqu’où faut-il suivre cette logique ? Jusqu’au suicide pur et simple, sachant qu’on ne peut pas lutter à armes égales avec des pays extra-européens au droit social inexistant ?
Mesures proposées :
Remettre en cause la libre circulation des capitaux et des marchandises (pas de mention des mains d’œuvre) entre l’Europe et le reste du monde
Faire de « l’harmonisation dans le progrès » le fil directeur de la construction européenne, avec des objectifs communs contraignants en matière d’harmonisation du droit social par le haut
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Fausse évidence numéro 9 : L’Euro serait un bouclier contre la crise.
L’euro a surtout profité au patronat allemand, qui, en traitant très durement ses salariés, a fabriqué une machine exportatrice capable de rafler des parts de marché croissantes en Europe, pesant ainsi sur la croissance du reste du continent. Par ailleurs, depuis la crise, la gestion de la BCE est exagérément malthusienne ; à l’inverse de la FED, elle n’a pas suffisamment soutenu l’économie par une souplesse monétaire accrue. Les USA ont financé, depuis 2007, 4,2 % de PIB par la création monétaire, contre 1,6 % pour la zone euro, et 3,2 % pour le Royaume-Uni (la question du caractère durable et sain de ce PIB sous perfusion monétaire n’est pas abordée). Donc, la politique de la BCE ne laisse que l’austérité comme méthode d’ajustement aux Etats.
Mesures proposées :
Assurer une véritable coordination des politiques économiques en Europe
Compenser les déséquilibres de paiement en Europe par une Banque de règlements (organisant des prêts entre pays européens)
Si la crise de l’euro mène à son éclatement, établir un régime monétaire européen autour d’une monnaie européenne de type bancor (monnaie commune mais pas unique), organisant la résorption des déficits commerciaux au sein de l’Europe via les taux de change des monnaies nationales avec l’euro-bancor
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Fausse évidence numéro 10 : La crise grecque aurait permis de faire avancer l’Europe vers un vrai gouvernement économique.
Faux, archi-faux. En réalité, il aurait été logique que les pays du nord de l’Europe lancent des politiques expansionnistes en vue de rééquilibrer un marché qui va perdre en taille du fait des politiques restrictives mises en place en Grèce, en Irlande, au Portugal (austérité). Mais au contraire, le système de concurrence intra-européenne fait que les pays du nord vont être poussés à plus d’austérité, pour maintenir leur avantage compétitif sur le sud.
En somme, l’Europe n’est plus qu’une machine à mettre les européens en concurrence, pour le malheur des peuples et le bonheur des spéculateurs. Facteur aggravant, certains néolibéraux veulent profiter de la situation (stratégie du choc) pour radicaliser encore l’agenda néolibéral – comme si, pour soigner un blessé qui perd du sang, on le saignait…
Mesures proposées :
Développer une fiscalité européenne et un véritable budget européen, pour couper court au phénomène de concurrence entre Etats européens et assurer une homogénéisation progressive des conditions sociales sur le continent.
Lancer un vaste plan de développement européen financé soit par souscription publique, soit par création monétaire de la BCE, pour engager la reconversion écologique de l’économie européenne.
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Conclusion des « économistes atterrés »
Ces réformes, qui changent radicalement le sens et la portée de l’Union Européenne, ne pourront évidemment pas être conduites à 27. Il faut en déduire que nous devrons, pour sortir de la crise, procéder à une refondation européenne, c'est-à-dire à une refondation de la construction européenne.
Une telle démarche ne pourra être conduite qu’avec une partie des pays européens… et ouvre donc la voie à une dislocation de facto de l’actuelle Union Européenne. L’enjeu du débat, aux yeux des « économistes atterrés », est de jeter rapidement les grandes lignes de la reconstruction, pour qu’après la dislocation de l’Europe néolibérale soumise aux marchés, la nouvelle Europe, définie contre les marchés, puisse émerger tout aussi rapidement.
La conclusion se limite à ce constat général. Ne sont abordées ni la question du périmètre de la future Europe (plus grande, plus petite, avec ou sans la Russie ?), ni la question du rapport de force géostratégique avec l’anglosphère, ni la question du degré d’autonomie politique des nations à l’intérieur du futur ensemble. Il s’agit donc clairement d’un point économiste « pur », sans mise en relation avec les questions extérieures à l’économie.
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