lundi 6 décembre 2010

Le président des riches (M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot)

Lundi, 06 Décembre 2010 | Écrit par Scriptomaniak |  
Notes sur oeuvres - Sociologie

Spécialiste de la haute bourgeoisie, Michel Pinçon, aidé par sa femme, Monique Pinçon-Charlot, a rédigé une « enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy ».

Il est difficile de résumer cet ouvrage, collection d’anecdotes révélatrices. Forcément, la note de lecture ci-dessous ne peut que transcrire les très grandes lignes, exprimer la sensation générale du lecteur. Mais ne serait-ce que pour donner envie de lire ce livre, cela vaut la peine de le commenter.

C’est un sujet d’actualité, ô combien. Non que Nicolas Sarkozy en lui-même soit important. Mais parce qu’il représente quelque chose, sa présence à l’Elysée signifie quelque chose : elle veut dire que les « élites » de notre pays sont devenues les ennemies de leur propre peuple.

Nous sommes passés de la lutte des classes à la guerre des classes. La lutte, c’était tant que les classes supérieures avaient besoin des classes inférieures. Maintenant, elles n’en ont plus besoin, et c’est la guerre.  Dans cette guerre, pour l’instant, ce sont les riches, les très riches, qui gagnent.

Voilà le décor planté, le personnage principal peut apparaître…




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Nicolas Sarkozy (NS), c’est d’abord un réseau d’amis : Dominique Desseigne (Groupe Lucien Barrière), Vincent Bolloré (Havas, Groupe Bolloré), Martin Bouygues (Groupe Bouygues), Bernard Arnault (LVMH), Serge Dassault (Groupe Industriel Dassault, Le Figaro), Jean-Claude Decaux (Groupe Decaux, mobilier urbain), le Canadien Paul Desmarais et le Belge Albert Frère (Groupe Bruxelles Lambert), Agnès Cromback (branche française de Tiffany), Mathilde Agostinelli (Prada), Antoine Bernheim (Banque Lazard). Ce sont ces gens-là qui ont convergé vers le Fouquet’s le 7 mai 2007 au soir. Plus discrètes, les grandes familles, Rothschild, Wendel, n’avaient pas fait le déplacement : mais elles comptent aussi parmi les « bons amis » de NS.

Quand on connaît ce réseau d’amis, qui ont financé NS et fêté avec lui sa victoire de mai 2007, on ne s’étonne pas de l’avalanche de mesures favorables aux riches, aux très riches, qui a marqué les premiers mois du quinquennat : abaissement du seuil du bouclier fiscal, multiplication des nouvelles niches fiscales, défiscalisation de fait de la majorité des successions, défiscalisation des donations entre parents en enfants. D’une manière générale, c’est une politique favorable aux familles fortunées.

En réalité, une oligarchie a pris le pouvoir en France avec NS. Cette oligarchie n’a pas d’appartenance ethnique, religieuse ou géographique précise, même s’il existe quelques « noyaux » identifiables. Globalement, c’est l’oligarchie des très riches, un réseau de quelques centaines de familles, structuré par des liens informels mais étroits. Les membres de cette oligarchie forment un « milieu ». Ils ont leurs lieux (les conseils d’administration du CAC 40, mais aussi le dîner du Siècle, les loges de l’hippodrome de Longchamp, le Golf de Morfontaine, etc.). Et si cette oligarchie n’a pas d’organisation formelle pour la structurer, c’est qu’elle n’en a pas besoin : elle est structurée par un fonctionnement en vase clos, où les très riches ne fréquentent que les très riches, s’adjoignant de temps à autres quelques comparses utiles, recrutés dans les classes associées à la domination.

Analysons les « lieux » et « sous-milieux » de cette oligarchie. Il y a d’abord bien sûr les points de convergence des très, très riches (Bolloré, Bouygues, etc.). La Villa Montmorency dans le XVI°, le Cap Nègre, etc. Des endroits où le gratin des affaires fréquente le gratin du showbiz, sous l’œil du gratin politique. Avis aux amateurs : si vous voulez harceler l’oligarchie, c’est aux sorties de ses lotissements privés qu’il faut se poster : on y trouvera du beau monde, encore plus beau qu’au dîner du Siècle !

Mais au-delà de ces ghettos de riches, on peut relever…

CAC 40 : 445 administrateurs. 98 d’entre eux, qui siègent pour la plupart à plusieurs conseils, trustent 43 % des droits de vote. Ainsi, Michel Pébereau est président du CA de la BNP, mais il est aussi administrateur chez TOTAL, EADS, AXA, Saint-Gobain et Lafarge. Les quatre plus hauts dirigeants de la BNP siègent en tout dans douze CA du CAC 40. Il suffit en pratique de deux dizaines de personnes pour résumer à peu près toute la réalité du pouvoir économique dans les grandes entreprises françaises. Ces gens se croisent constamment, s’entendent constamment. En pratique, le CAC 40 est syndicat des puissants, pas un indice boursier. L’épine dorsale de ce sous-milieu au sein de l’oligarchie est constituée par les anciens Inspecteurs des Finances.

Haute magistrature : c’est une classe associée à la domination du « milieu », en échange de quoi elle doit garantir un traitement judiciaire favorable au reste du « milieu ». Le procureur Philippe Courroye, imposé par le pouvoir politique au Parquet de Nanterre, contre l’avis du Conseil Supérieur de la Magistrature, est un exemple de cette sous-oligarchie, associée à l’oligarchie dominante. Ce sont ces magistrats qui auront un jour, si la réforme pénale envisagée sur l’abus de bien social est adoptée, le « plaisir » de constater que, la prescription courant du jour du délit, la plupart des abus sont en pratique impossibles à poursuivre, pourvu qu’ils aient été commis par quelqu’un en poste assez longtemps pour se couvrir lui-même, ou pour se faire couvrir par son successeur.

Les conseillers du Prince : c’est une autre classe associée à la domination, selon la formule classique des « producteurs d’idéologie » qui vendent un discours légitimant au pouvoir en place, en échange des miettes du gâteau. Minc, Attali, etc. Moins connu et plus ambigu, le conseiller discret peut aussi, lui, vendre une forme de compétence spécifique, non médiatisée ou peu médiatisée. Exemple : Mathieu Pigasse,  membre du Parti Socialiste et banquier chez Lazard Frères. C’est un technicien, mais il a élargi son domaine d’action aux médias, avec l’achat des Inrockuptibles. Le conseiller du Prince est, dans l’oligarchie sarkozyste, une figure souvent à l’intersection de plusieurs sous-milieux dominants.

L’ensemble de ces réseaux finit par fabriquer une classe sociale au sens marxiste du terme, c'est-à-dire un milieu regroupant des individus et des familles bénéficiaires d’un certain mode de fonctionnement socio-économique (le capitalisme virtualisé), milieu conscient de son positionnement et s’organisant collectivement pour défendre ses intérêts.

Fondamentalement, NS est le fédérateur de cette classe sociale. C’est ce qui explique que ce personnage en lui-même falot, presque médiocre, ait pu devenir Président la République Française : il est tout simplement le mandant d’une classe sociale dominante, prédatrice et très consciente d’elle-même.


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Au-delà du cas NS, Michel Pinçon nous décrit l’ensemble des réseaux de cette classe oligarchique.

Ce qui frappe en premier lieu, c’est l’existence de passerelles innombrables entre l’UMP de Sarkozy et le PS de Strauss-Kahn. Outre Pigasse, on peut s’intéresser par exemple au cas de Stéphane Richard. Ancien du cabinet de DSK en 1991, il est parachuté à la branche immobilière de Vivendi, qu’il brade (ce qui lui rapportera 35 millions d’euros de stock-options). Deux décennies plus tard, bien qu’il soit sous le coup d’un redressement fiscal, Sarkozy Président fera de lui un conseiller de Christine Lagarde au ministère de l’économie et des finances.

En second lieu, on peut relever que l’opposition public/privé a largement perdu toute substance, étant donné les stratégies de cooptation et d’infiltration de l’oligarchie. Henri Proglio, président du conseil d’administration de Veolia (groupe privé) devient en même temps PDG d’EdF (groupe public). Le Fonds stratégique d’investissement, créé par Sarkozy en 2008 pour orienter les dépenses de relance de l’Etat, est présidé par un monsieur Dehecq, qui se trouve aussi être président du CA de Sanofi-Aventis.

A gauche et à droite, dans le privé et dans le public : l’oligarchie est partout à la fois. Pour verrouiller le pouvoir, elle ne s’appuie pas sur un parti unique : elle est l’épine dorsale de tous les partis.

A lire Michel Pinçon, on éprouve la sensation très nette que cette vaste opération de verrouillage ne renvoie à aucune finalité idéologique (d’où la facilité avec  laquelle l’oligarchie peut singer aussi bien la droite que la gauche). Il n’y a pas vraiment de ligne directrice au sarkozysme, sauf une : maximiser les gains financiers de l’oligarchie elle-même. L’étude du dépeçage de l’audiovisuel public, par exemple, indique que les enjeux financiers (pour TF1, donc pour le groupe Bouygues) ont largement décidé du tempo de l’opération. Avoir le pouvoir pour faire de l’argent, faire de l’argent pour maximiser son influence, et disposer d’une forte influence pour garder le pouvoir. C’est tout.

La psychologie qui sous-tend cette aridité des motivations n’est compréhensible, nous dit Pinçon, que si on s’intéresse au vécu des enfants du sommet des classes supérieures, dont sont issus presque tous les oligarques sarkozystes. Ils ont grandi dans un univers où les rapports de force étaient pratiquement les seuls rapports possibles, le pouvoir ayant pour propriété de saturer l’espace mental de celui qui le détient. Jusque dans le foyer familial, la présence de la domesticité a induit une compréhension des rapports sociaux enfermée dans les logiques de domination.  Les plus agressifs de ces oligarques, fort logiquement, sont ceux qui viennent du bas de ce groupe supérieur : c’est là que la soif de pouvoir est la plus intense, puisque l’espace mental est saturé par le pouvoir qu’on a, et cette saturation est rendue plus douloureuse du fait que, malheureusement, on n’a pas tout le pouvoir. C’est exactement le milieu d’origine de NS.

Autre caractéristique de NS qui explique qu’il ait pu, malgré son évidente médiocrité, devenir le fédérateur de ce milieu oligarchique : c’est un avocat d’affaires. Or, la maîtrise du droit est devenue un élément-clef du pouvoir des oligarchies. La bourgeoisie de jadis s’enorgueillissait de ses ingénieurs, de ses capitaines d’industrie. Aujourd’hui, l’oligarchie sarkozyste ne s’intéresse pas à la technique (c’est devenu trop difficile, la concurrence des forts en maths de la classe moyenne est trop forte), peu à l’industrie (délocalisations, prime au capital spéculatif sur le capital productif), et la plupart des oligarques sont des « fils de » qui n’ont pas réellement bâti une fortune par leur courage, mais qui en ont hérité. Comme toute oligarchie en réalité déclassée dans l’ordre de l’économie productive réelle, l’oligarchie contemporaine s’est donc barricadée dans la bonne connaissance des mécanismes sociaux, le droit étant, dans ce domaine, la voie royale. Que le « président des riches » soit un avocat d’affaires est un bon indice du caractère défensif profond de l’oligarchie contemporaine, malgré  son évidente rapacité, qui peut donner l’impression de l’esprit offensif. Si cette oligarchie tient tant à verrouiller le pouvoir, ce n’est pas seulement parce qu’elle vit par lui, c’est aussi parce qu’elle redoute de le perdre. Pinçon ne formule pas ainsi le diagnostic, mais c’est la conclusion qu’on tire en le lisant.

Enfin, ce qui caractérise cette oligarchie et qui, sans doute, dénote le plus clairement son caractère profondément décadent, c’est une incroyable déconnexion avec les exigences du simple bon sens, de la décence la plus ordinaire. Pinçon raconte l’arrivée surréaliste de NS à une assemblée des copropriétaires du Cap Nègre. On vient de lui apprendre la mort de dix soldats français en Afghanistan. Mais comme il a pris en main la gestion de la superbe villa de sa belle-famille italienne (nous sommes peu de temps après son mariage avec  Carla), notre Président priorise, et décide qu’avant d’aller en Afghanistan (où il se comportera comme on sait), il doit se rendre à l’assemblée des copropriétaires du Cap Nègre, pour exiger… le raccordement au tout-à-l’égout. Une anecdote révélatrice de l’univers mental où évoluent nos oligarques, y compris leur fédérateur président : un univers où le petit confort des oligarques eux-mêmes est infiniment plus important que la vie et la mort des Français ordinaires.

En conclusion, disons que le tableau du sarkozysme par Michel Pinçon n’est pas sans rappeler celui du Second Empire finissant par Zola, tandis que l’ambiance générale des fêtes de madame Carla évoque vaguement celles de Marie-Antoinette. La France est manifestement parvenue à une de ses fins de cycle, qu’elle connaît régulièrement, où la reproduction des élites impose un fonctionnement oligarchique en vase clos. On sait qu’historiquement, ce genre de décadence a toujours débouché soit sur la révolution (1789, 1830, 1848), soit sur la défaite (1870, 1940), soit sur le mélange des deux (1871).

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