jeudi 9 décembre 2010

De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (B. Constant)

Notes sur oeuvres - Philosophie
constant
« Le but des Anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie. C’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des Modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances. »
Les conséquences désastreuses du tournant de la mondialisation néolibérale des années 60-70, et de la logique générale qu’elle a structurée, sont chaque jour plus manifestes : atomisation du lien social – tribalisation diront certains – passage de l’idée de Nation à celle de société « figée dans le présent » (pour reprendre l’analyse de Finkielkraut), pression sur les bas salaires, violence des sociétés multiculturelles, guerre à la fois larvée et patente de tous contre tous, la liste est interminable.
D’où l’intérêt d’un coup d’œil sur le passé, et de revenir aux sources du discours libéral, ainsi qu’à ses conditions d’émergence.
Résumé ici d’un petit texte « culte », écrit par l’un des premiers penseurs libéraux, Benjamin Constant, et daté de 1819, dans un pays marqué à la fois par la Révolution Française et la Restauration de 1815. Nous n’en comprendrons que mieux l’avènement de ce que Michéa a appelé un modèle anthropologique nouveau.

La thèse générale
Constant souligne d’emblée les différences entre la liberté « des Anciens » et celle « des Modernes ».
De toute évidence, ce qu’il veut faire ici d’abord, c’est sortir de la confusion portée à son paroxysme durant la Révolution Française, où l’on énonça que refuser le modèle antique serait refuser la liberté elle-même. S’ensuit une étude – plus idéologique qu’heuristique – sur l’impossibilité ontologique et conceptuelle de penser la liberté des Modernes chez les Antiques, et réciproquement.
Les Antiques ignoraient en effet le gouvernement représentatif, gage de notre « démocratie », car leur liberté était d’une autre nature que la nôtre.
La liberté Moderne s’exerce dans les libertés : la liberté d’expression, d’entreprise, de circulation, d’association, tout cela garanti par le droit de propriété. D’où, finalement, la liberté politique réduite au droit de se faire représenter (l’avènement d’un gouvernement représentatif donc).
Nous ne retrouvons rien de tel chez les Antiques (exception faite d’Athènes, Constant y reviendra), car chez eux, le citoyen était partie prenante de la vie politique de la Cité, sans représentation. Contrepartie de cette participation directe, il acceptait d’être soumis au corps social. Collectivement souverain, l’individu (Constant utilise ce concept moderne pour parler des Antiques…) était donc pris dans un carcan : « Les lois règlent les mœurs, et comme les mœurs tiennent à tout, il n’y a rien que les lois ne règlent. »
Reste à expliquer la cause de cette divergence radicale.
La différence majeure entre Antiques et Modernes découlerait, pour Constant, de la taille du territoire. L’esprit belliqueux était nécessaire à la survie des républiques anciennes, en raison de leur faible taille géographique. L’esclavage en aurait découlé presque naturellement, pour fournir la main d’œuvre nécessaire aux tâches économiques – tandis que les citoyens, eux, faisaient la guerre, ou du moins la préparaient.
Toujours pour Constant, les Modernes, au contraire, grâce à l’influence des Lumières (et de la pensée libérale, donc) auraient presque effacé les divisions entre Etats européens (rappelons que le texte date de 1819). La progressive homogénéisation du territoire européen aurait par suite permis la coexistence pacifique d’organisations diverses, sur des territoires de plus en plus vastes…
On sourira ici sans doute de la« petite contradiction » de Constant : l’esprit dit « des Lumières » a été exporté bien souvent par la guerre. Mais bref, l’impérialisme, culturel ou militaire, selon les circonstances, a toujours été déguisé en « bonne entente des peuples » par les intellectuels organiques des  classes bénéficiaires de l’entreprise. Nihil novi sub sole.
Revenons au texte.
Constant en vient finalement à formuler cette idée centrale de la théorie libérale classique : la guerre est antérieure au commerce, certes, mais le commerce finira par la rendre inutile. Le but est le même : posséder. Mais le commerce constitue un moyen détourné d’arriver à cette fin, en substituant le gré à la force : « La guerre est l’impulsion, le commerce est le calcul. »
Le commerce est donc, pour Constant, une guerre de substitution, une guerre en quelque sorte pacifique. Guerre des Antiques contre commerce des Modernes, question d’époque et d’esprit.
Rappelons ici qu’après d’inlassables guerres civiles et de religion, l’idée du « doux commerce » émergeait depuis le 18ème siècle (au moins) comme alternative à la guerre de tous contre tous. Subalterne chez les Antiques, le commerce devait donc devenir la règle chez les Modernes, ce qui était vu, par hypothèse, comme une avancée dans le degré de civilisation (nous retrouvons ici dans sa version libérale la théologie inassumée du sens de l’Histoire, propre à toute la Modernité).
Ce qui rend Constant intéressant, c’est qu’il assume la dimension anthropologique de cette mutation, y compris dans sa part d’ombre. Il ne dissimule pas ce que la limitation du principe de souveraineté chez les Modernes peut avoir de négatif. Il a bien sûr ses lacunes : il explique par l’abolition de l’esclavage que les citoyens, obligés de travailler, ne puissent matériellement pas être présents sur le forum, et à aucun moment, il ne s’interroge sur la position respective du possédant et du salarié, sous cet angle. Mais il faut reconnaître qu’il admet que la liberté des Modernes est politiquement amputée.
Seulement voilà…
A ses yeux, c’est un prix raisonnable à acquitter pour la paix. En échange de cette amputation, le commerce, devenu règle, occupe, préserve de l’inactivité – terreau du mécontentement et donc des velléités belliqueuses – et rend désirable l’indépendance.
En somme, il s’agit de troquer une liberté pour une autre.
Valeur et limite d’une pensée libérale classique
Pour donner en quelque sorte des lettres de noblesse à ce postulat, Constant se réfère volontiers à Athènes, où la plus grande liberté accordée aux individus provenait, selon lui, du commerce, et dont l’esprit serait resté inchangé jusqu’aux Modernes. Il y a certes, entre Athènes et nous, l’esclavagisme, les lois faites directement par le peuple et l’asservissement de l’individu au corps social. Mais la comparaison reste mutatis mutandis pertinente, nous dit Benjamin Constant : à Athènes, on observait, dit-il, une grande indépendance individuelle, des mœurs comparables aux nôtres, notamment s’agissant des ménages, une libre circulation des capitaux, un droit de cité pour les étrangers si ceux-ci avaient un métier ou fondaient une fabrique.
Et c’est ici que l’on touche aux limites du discours libéral classique…
Tout d’abord, l’Athènes de Constant présente en effet un étrange visage, dont la similitude avec le projet libéral apparaît pour le moins artificielle. On éprouve parfois la sensation qu’elle est un masque, un travestissement, un argument destiné à figer le discours pour l’empêcher d’aller à son terme logique.
Le Moderne, nous dit Constant, doit préférer la jouissance paisible de l’indépendance privée, et minorer sa présence dans les activités politiques : on est loin d’Athènes. Suivre Rousseau en tentant de renouer avec la participation collective serait, toujours aux dires de Constant, voué à l’échec – de toute évidence, il s’agit ici de réfuter Robespierre et Saint-Just. La liberté individuelle, sacralisée par la Modernité et qu’aucune entrave institutionnelle ne doit entravée, doit aux yeux de Constant définitivement primer sur la liberté politique : le modèle athénien est loin, très loin…
Pourquoi cette référence athénienne, alors ? Qu’est-ce que ça cache ?
Le libéralisme de Constant, ce n’est pas la liberté comme valeur, mais la liberté hors de la politique. C'est-à-dire qu’en suivant Constant, nous allons, au fond, au-delà d’une inversion de priorité entre ces deux libertés : nous sommes naturellement amenés à nier le politique, que cela ait été notre projet initial ou pas.
Comprenons bien la nature du problème. Chez Constant, s’il s’agit de déléguer le pouvoir politique au travers d’un gouvernement représentatif, il n’est nullement question d’abandonner tout rapport au politique ; il ne s’agit que de s’en éloigner pour pouvoir satisfaire à la poursuite de ses intérêts privés. Le peuple doit rester seul maître à bord lorsqu’il s’agit d’écarter pour tromperie ou de révoquer pour abus de pouvoir ses dirigeants. Constant est d’ailleurs conscient des risques de la liberté « des Modernes ». Elle peut, dit-il, détourner le citoyen de la vie politique, ce qui laisserait le champ libre aux puissants, et donc au despotisme. Benjamin Constant n’est pas un idéologue de la dépolitisation comme peuvent l’être certains libéraux contemporains. Pour lui, la fin de l’homme n’est pas le bonheur, mais le perfectionnement, dont le meilleur moyen reste la liberté politique. Dans son esprit, les institutions doivent éduquer moralement le peuple pour qu’il exerce ses droits politiques, des droits qui sont, toujours pour Constant, autant de devoirs moraux : nous sommes à des années-lumière de Brzezinski et de son « tittytainment ».
Le problème, c’est que la pensée de Constant, en créant une liberté à l’extérieur du politique, rend possible une sortie du politique, une négation même. Le problème n’est donc pas, en réalité, dans la pensée d’un libéral classique comme Constant, mais dans les conséquences potentielles de cette pensée.
Et cela s’explique très bien : le fond du problème, c’est que l’anthropologie libérale est erronée, parce qu’elle présuppose que tout despotisme est, nécessairement, politique.
Erreur substantielle de Constant, au regard de ce que nous connaissons aujourd’hui : la croyance en la limitation de la volonté de puissance individuelle induite par l’influence du « doux commerce ». Le règne du commerce rendrait impossible, aux yeux du théoricien libéral, toute forme d’oppression, puisqu’il limiterait l’emprise du politique. Erreur : la puissance du pouvoir financier, dimension complètement occultée chez Constat, a depuis largement prouvé qu’au contraire, la soif de pouvoir peut très bien trouver à s’exprimer ailleurs que sur l’Agora. Ce que le libéral classique n’a pas vu, c’est que l’oppression peut être impolitique.
En conclusion, ce qui est sain chez Constant, c’est en somme qu’il affirme la liberté du sujet individuel. Par exemple, son refus que le gouvernement prenne en charge l’éducation des enfants, et son souhait que l’Etat, en la matière, se cantonne aux moyens généraux de l’instruction, sont finalement des idées très saines. Mais ce que Constant n’a pas vu, ou pas voulu voir, c’est que la liberté du sujet individuel serait constamment menacée, si elle n’était pas surplombée par la liberté du sujet collectif – et qu’elle pouvait très bien l’être par des puissances impolitiques.
Constant à la lumière de notre présent
En somme, pour Constant, la liberté individuelle est garantie par la liberté politique, mais subordonner le peuple à cette dernière serait aliénant. Il faut donc, à ses yeux, que la liberté individuelle se défende en quelque sorte par ses propres forces, sans que la liberté politique, plus collective, ne lui serve de surplomb protecteur. Alors, à cette condition nécessaire et suffisante, dit-il, renoncer à la liberté des Anciens n’implique effectivement pas renoncer à la liberté tout court. L’idée Moderne de la liberté n’est, dès lors, plus un affaiblissement de la garantie, mais au contraire une extension de la jouissance.
Et deux siècles après, quand on lit Constant, on en pense quoi ? Qu’est-ce que l’expérience libérale nous a enseigné ?
Eh bien, elle nous a enseigné que la restriction de l’emprise étatique ne garantit en rien la restriction de l’emprise en général. Constant est proche de la pensée magique lorsqu’il postule que nous défendrions plus efficacement notre liberté individuelle au simple motif que nous y tenons davantage. Deux siècles plus tard, la magie n’opère plus, le réel s’est vengé. Voici exhumée l’erreur initiale, et fatale, du libéralisme classique – l’erreur qui a fait qu’inéluctablement, une fois mis en pratique, il a dérivé vers l’emprise des nouveaux pouvoirs impolitiques.
Bien sûr, à la décharge d’un Benjamin Constant, il faut reconnaître que rien, dans son expérience, ne le préparait à l’émergence d’une humanité lobotomisée par le tittytainment. Il ne s’agit certainement pas ici de condamner moralement Constant ; si l’on se met à sa place, si on le resitue dans son contexte (la Révolution Française, les massacres, le face-à-face rugueux entre bourgeoisie ascendante et aristocratie décadente), on comprend tout de suite que son erreur est tout à fait excusable – profondément humaine, dirions-nous. Il faut rappeler ici que les libéraux de l’époque évoluaient dans un cadre idéologique très différent de celui qui prévaut aujourd’hui chez leurs héritiers. Ils croyaient encore, par exemple, à la vertu dans la Cité et au patriotisme (il suffit de relire la « Théorie des sentiments moraux » de Smith). Leur ralliement au mythe du « doux commerce » ne traduisait pas autre chose que leur volonté d’édifier un monde délivré de la guerre et de l’oppression sociale.
Il n’en reste pas moins que le postulat est naïf, selon lequel l’abolition du politique entraînerait celle du despotisme, au motif que tout despotisme serait nécessairement politique. La dissociation contemporaine entre pouvoir étatique et pouvoir financier a bel et bien débouché sur l’autonomisation de cette dernière sphère, devenue prédatrice.
Toute l’histoire des deux derniers siècles est là pour dénoncer cette erreur. Pour Constant, le commerce était une garantie, car la circulation de la propriété, disait-il, rend celle-ci plus insaisissable. La circulation met « un obstacle invisible et invincible à cette action du pouvoir social ». Il ne lui est pas venu à l’esprit que ceux qui maîtrisent les instruments de la circulation, donc les banquiers, pouvaient très bien se montrer despotiques, aussi despotiques que les puissants politiques, maîtres du territoire.
Poursuivant dans sa logique, Constant énonce : « Les effets du commerce s’étendent encore plus loin ; non seulement il affranchit les individus, mais en créant le crédit, il rend l’autorité dépendante. » Il ne lui est pas venu à l’idée que ceux dont l’autorité serait dépendante tiendraient donc, mécaniquement, les peuples eux-mêmes en dépendance. L’Etat souverain perdant le contrôle de la monnaie n’adoucit pas souveraineté, il la transfère à de nouveaux maîtres. Et Rothschild de déclarer « Donnez-moi le contrôle de la monnaie d’une nation, et je me moque de qui fait ses lois. » On sait tout ce qui a découlé de l’application de ce principe par les oligarchies financières…
Une conséquence qu’évidemment ni Adam Smith avec sa manufacture d’épingles, ni Benjamin Constant avec son amour du commerce comme régulateur des passions humaines, n’ont envisagée. En témoigne encore cette autre déclaration naïve de Constant : « Les individus transplantent au loin leurs trésors ; ils portent avec eux toutes les jouissances de la vie privée ; le commerce a rapproché les nations, et leur a donné des mœurs et des habitudes à peu près pareilles ; les chefs peuvent être ennemis ; les peuples sont compatriotes. » Deux guerres mondiales plus loin, on éclate de rire en lisant ces phrases.
Bien sûr, tout n’est pas à jeter dans la pensée d’un Benjamin Constant. Qui, parmi nous, souhaite l’abolition de la liberté d’expression, d’association, etc. ? Mais ce qui doit nous séparer des libéraux, même classiques et respectables, comme le fut Constant, c’est la connaissance que nous avons désormais de l’impossibilité de lutter contre l’oppression autrement que par le Collectif.
L’individu rationnel et calculateur, sacralisé par les libéraux classiques parce qu’ils voyaient en lui une mutation anthropologique libératrice, s’est avéré à l’expérience un tyran plus irresponsable que tous ceux qui l’avaient précédé. Des pouvoirs non-étatiques exercent sur les peuples une emprise sournoise, pire sans doute que celle des pires dictatures. La planète est ravagée par cet « individu rationnel », si rationnel qu’il a totalement rationalisé son irresponsabilité écologique, économique et sociale.
Non, il ne s’agit pas de rejeter Constant en bloc ; il s’agit de le remettre en contexte, et de le surmonter. Il s’agit de lire Maurras, pour une critique contre-révolutionnaire, et Michéa, pour une critique contemporaine aboutie. Il s’agit de comprendre en quoi la liberté des Modernes ne peut pas être la liberté vraie – pas longtemps, en tout cas.
Citations :
« La liberté individuelle, je le répète, voilà la véritable liberté moderne. »
« Enfin, le commerce inspire aux hommes un vif amour pour l’indépendance individuelle. Le commerce subvient à leurs besoins, satisfait à leurs désirs, sans l’intervention de l’autorité. Cette intervention est presque toujours, et je ne sais pourquoi je dis presque, cette intervention est toujours un dérangement et une gêne. Toutes les fois que le pouvoir collectif veut se mêler des spéculations particulières, il vexe les spéculateurs. Toutes les fois que les gouvernements prétendent faire nos affaires, ils les font plus mal et plus dispendieusement que nous. »
« Ils voudraient constituer le nouvel état social avec un petit nombre d’éléments qu’ils disent seuls appropriés à la situation du monde actuel. Ces éléments sont des préjugés pour effrayer les hommes, de l’égoïsme pour les corrompre, de la frivolité pour les étourdir, des plaisirs grossiers pour les dégrader, du despotisme pour les conduire ; et, il le faut bien, des connaissances positives et des sciences exactes pour servir plus adroitement le despotisme. »

Marion Bergeron : "Pôle Emploi maltraite ses usagers comme son personnel"

Mercredi, 08 Décembre 2010 | Écrit par Maurice Gendre |  
Rencontres - Les intervenants externes

L'auteur du pamphlet 183 jours dans la barbarie ordinaire - En CDD chez Pôle Emploi (Plon), Marion Bergeron, répond aux questions de Scriptoblog.

Une description sans concession du nouvel enfer social français.

Entretien réalisé par Maurice Gendre

1) Pouvez-vous expliquer comment vous avez été embauchée au Pôle Emploi ?

En Avril 2009, je suis arrivée au bout de mes indemnités assédic. Je n'avais plus la possibilité de chercher un emploi dans mon secteur : le graphisme. Pôle Emploi faisait la promotion du recrutement de 1840 agents. J'ai envoyé ma candidature comme une bouteille à la mer, sans trop y croire car je n'avais aucune expérience dans ce domaine. J'ai été convoquée pour un entretien très court. Les deux agents que j'ai alors rencontrés m'ont promis une formation qui me permettrait de devenir une vraie professionnelle. Le lendemain, je prenais mon poste dans une agence de la banlieue parisienne. L'équipe sur place n'était pas au courant de mon arrivée et, dès le deuxième jour, je me suis retrouvée seule pour assurer l'accueil, sans formation.

2) Vu de l'extérieur, l'efficacité de la fusion ANPE-ASSEDIC paraissait peu évidente. De plus, avec la hausse du chômage, elle semble être tombée au plus mauvais moment. Comment avez-vous vécu ce rapprochement ANPE-ASSEDIC ?

Je me suis vite rendue compte que Pôle Emploi n'était qu'une chimère de papier, un logo au-dessus des portes. Aucun moyen n'a été donné aux agents pour mettre réellement en place un nouveau service. Les formations n'étaient qu'une mascarade, les équipes étaient divisées et les demandeurs perdus. Pour moi, cette fusion est une catastrophe. Sa seule réalité est géographique, on a effectivement regroupé les agences. Pourtant, derrière, rien n'existe, ni le conseiller unique qui a été abandonné, ni la simplification des démarches qui se sont, au contraire, alourdies d'un niveau de filtrage supplémentaire dans les accueils.
Pour les demandeurs, Pôle Emploi est encore plus opaque et inaccessible. Pour les agents, leurs repères sont malmenés et ils ne savent plus trop en quoi consiste leur métier. Ajoutez à cela un contexte de pénuries d'emplois et l'ambiance devient réellement explosive.

3) Comment sont traités les salariés du Pôle et les demandeurs d'emploi qui y sont reçus ?

Aujourd'hui, Pôle Emploi maltraite ses usagers comme son personnel. En imposant des charges de travail incroyables, en transformant le sous-effectif en mode de fonctionnement normalisé, en vidant le suivi des demandeurs de son sens pour le transformer en simple machine à statistique, Pôle Emploi méprise tout le monde. Les conseillers ne peuvent plus exercer leur travail et les demandeurs ne peuvent plus bénéficier de l'aide dont ils ont besoin. Pôle Emploi est devenu une machine absurde et humiliante. C'est aussi ce que j'ai voulu raconter dans mon livre.

4) Quelles mésaventures ou quelles anecdotes (emblématiques selon vous), jugez-vous a posteriori les plus choquantes ?

Je me souviens d'un homme qui m'a menacée, insultée et physiquement malmenée. J'assurais simplement l'accueil et il avait reçu un avertissement avant radiation. Il ne voulait rien savoir. Il était à bout. Il voulait se venger de cette administration qui le méprisait, qui lui envoyait des courriers qu'il ne comprenait pas et qui ne faisait manifestement aucun cas des difficultés qu'il rencontrait. Ce jour-là, c'est moi qui tenait l'accueil, alors, c'est moi qui ai reçu toute cette violence. Aujourd'hui, je suis incapable de me souvenir de son visage. Pas parce que ma mémoire a choisi de l'oublier, mais simplement parce qu'il n'a pas été le seul, parce que les altercations sont quotidiennes, parce que j'ai fini par travailler dans un climat continuel de peur et de violence.

5) Avez-vous vu des collègues sombrer dans la dépression voire pire durant vos six mois au Pôle Emploi ?

Oui, j'ai vu de nombreux collègues craquer. Des conseillères qui pleurent la veille de leur départ en congé. Des arrêts maladie à répétition. Des agents qui n'arrivent simplement plus, de temps en temps, à venir travailler le matin. Quelques jours après la fin de mon contrat, un de mes collègues a tenté de mettre fin à ses jours. Personne dans l'agence n'a de doute sur l'origine de son malaise : Pôle Emploi. Aujourd'hui, la souffrance des agents est palpable : les arrêts maladies se multiplient.

6) Quel fut l'impact de cette expérience sur votre privée et familiale ?

De mon côté, je n'ai pas mieux résisté à ce cocktail de violence et d'impuissance. Il est difficile de rentrer chez soi, chaque soir, avec le récit d'une nouvelle incivilité, d'une nouvelle absurdité. J'ai fini par ne plus pouvoir dire ce que je vivais. Mon couple n'a pas résisté.
J'ai été plusieurs fois en arrêt maladie. Mon médecin, qui m'avait prescrit des antidépresseurs, a été soulagé lorsque j'ai refusé le CDI proposé par Pôle Emploi. Ce travail était réellement mauvais pour mon équilibre et pour ma santé. Et, la situation dans laquelle je me trouvais n'avait rien d'exceptionnel.

7) Que préconisez-vous pour que le Pôle Emploi sorte de l'ornière ? Existe-t-il une méthode pour permettre un retour à l'emploi dans des conditions dignes et honorables ?

Je pense que c'est le fonctionnement de Pôle Emploi qui est vicié. Ce n'est plus qu'une usine à chiffre dont la seule ambition est de nourrir un logiciel retord afin de fournir des statistiques. Les demandeurs ne sont que des lignes de chiffres à convoquer, à recevoir, à orienter, etc. Et les employés ne sont pas sensé avoir d'état d'âme.

Pour moi, il me parait urgent d'arrêter de traiter tous les demandeurs sur le même mode. C'est un public varié dont les attentes sont très différentes. Ceux qui sont autonomes n'ont absolument pas besoin de nos services. Il faut se concentrer sur la frange de la population la plus fragilisée, celle qui a vraiment besoin d'un accompagnement et revenir aux fondamentaux : rédiger les CV et les lettres de motivations, accompagner pour les entretiens, être réactifs et disponibles, etc.

8) Que comptez-vous faire désormais ? Avez-vous des projets ?

J'ai aujourd'hui repris mes études, une licence de webdesign, grâce à un financement du Fongecif. Je souhaite pouvoir travailler dans mon domaine, en tant que freelance car je suis aujourd'hui vaccinée contre le statut d'employé. J'espère ne plus jamais remettre les pieds chez Pôle Emploi.

Propos recueillis par Maurice Gendre