vendredi 10 décembre 2010

Pondéral, Isoméride, Médiator : grand scandale deviendra petit

Pondéral, Isoméride, Médiator : grand scandale deviendra petit
A QUI PROFITE LA FALSIFICATION ?
http://www.rolandsimion.org/spip.php?article169

mardi 7 décembre 2010 par Marc Girard

Dans l’affaire Médiator, le contraste entre l’agitation politico-médiatique et la bénignité des faits ne laisse pas d’étonner. Certes, n’importe quel désordre iatrogène évitable est regrettable en soi, mais quitte à s’indigner, il y a nettement plus massif, plus pressant et, surtout, plus menaçant pour l’avenir - comme cette directive scélérate de pharmacovigilance qui vient de passer à Bruxelles dans un silence journalistique assourdissant, grâce à la placidité sidérante des Parlementaires pourtant échaudés par le précédent récent de la vaccination contre la grippe porcine.

Avec une estimation - probablement maximaliste - de 460 décès pour un produit disponible depuis 1976, cela fait moins de 20 par an, et je mets les autorités sanitaires au défi de trouver beaucoup de produits mieux tolérés, à commencer par ceux présentés comme sûrs dans des indications préventives (les statines, par exemple)... Si l’on se tourne vers les USA pour avoir quelques données épidémiologiques relativement fiables (mille pardons à la super base de données de la CNAM), rappelons que l’on estime là-bas à 1,5 millions le nombre annuel d’hospitalisations dues à un médicament [1], ce qui, rapporté à notre échelle, correspondrait à environ 300 000 hospitalisations par an : à quoi il convient de comparer les 100 hospitalisations annuelles imputables à Médiator selon la CNAM...

Pour n’être point suspect de prendre à la légère les malheureuses victimes de Médiator (il y a tellement d’esprits mal tournés...), posons le problème à l’inverse : s’il importe de crier comme c’est la mode relativement à un produit qui a dû compter pour le quinze millième de nos hospitalisations iatrogènes, que faut-il faire pour le reste ? Descendre dans la rue et tout casser ? Faire un autodafé de parlementaires ? Pendre le dernier journaliste avec les tripes du dernier expert ?...
Plus grave, à mes yeux : ceux qui s’indignent le plus bruyamment ne cessent de propager - avec un inquiétant succès - informations fausses et contre-vérités parfaitement documentables, dont la pièce jointe propose un recensement non exhaustif. Dans quel but ? Avec quels risques pour les citoyens ?

Mensonges et contre-vérités
Compte tenu des limitations propres au traitement de texte du logiciel SPIP utilisé par le présent site, nous avons fait le choix de donner en PJ (au format PDF) l’historique des faits reconstituables sur la base de documents d’accès public : il est extrêmement éloigné de ce qui se proclame ou s’écrit un peu partout à propos de Médiator et le lecteur est donc prié d’en prendre connaissance avant de poursuivre la lecture du présent article.

Pour l’essentiel, ces mensonges et contre-vérités sont les suivants :
les effets cardio-pulmonaires des fenfluramines relèveraient d’une toxicité de classe désormais bien connue qui toucherait les anorexigènes amphétaminiques ;
grâce à l’étude IPPHS dirigée par L. Abenhaim, ces effets toxiques auraient été reconnus "sans ambiguïté" ;
cette étude aurait permis aux autorités françaises de prendre "immédiatement" les mesures de santé publique qui s’imposaient ;
l’impeccable réactivité des autorités françaises s’opposerait à l’incurie des Américains qui auraient autorisé la dexfenfluramine malgré les résultats défavorables de l’étude IPPHS ;
la base de données de la CNAM d’où sont sorties les récentes "études" ayant permis de confirmer et de quantifier la toxicité de Médiator correspondrait à une innovation remarquable qui bouleverserait les méthodes de travail habituelles en pharmaco-épidémiologie ;
la courageuse obstination d’un pneumologue brestois à permis de contrer les intérêts de Servier et de faire retirer Médiator du marché français.

Rions un peu - preuves en main (tout en précisant au lecteur qu’il a la permission de pleurer).
Fenfluramines-amphétamines, même combat ?

Il n’est pas besoin d’entrer dans un débat érudit de pharmacologie pour vérifier que d’emblée, les autorités françaises (qui contrôlent tant le libellé du Vidal que la promotion du fabricant) ont permis de positionner les fenfluramines comme fondamentalement distinctes des amphétamines et que c’est même cette distinction qui a fait de Servier le leader du marché des coupe-faim, eu égard aux réticences connues des praticiens relativement aux vices réels ou supposés de la classe des amphétamines. Les mentions du Vidal ne laissent aucun doute et, même après la diffusion de l’étude IPPHS, c’est bien cette prétendue supériorité des fenfluramines sur les amphétamines (réputées exposer à un "risque de dépendance") qui va permettre aux autorités françaises, à partir du 30/10/95, de prendre des mesures privilégiant les premières par rapport aux secondes.

Cette position officielle constante visant à distinguer "radicalement" (sic) les fenfluramines des amphétamines fournira d’ailleurs un premier élément pour caractériser la mauvaise foi des autorités sanitaires françaises lorsque celles-ci accréditeront que le problème des hypertensions pulmonaires correspondrait à une toxicité de classe thérapeutique : il fallait donc comprendre que, innovations chimiques majeures dès qu’il s’agissait d’en promotionner les bénéfices spécifiques, les fenfluramines redevenaient de bêtes anorexigènes comme les autres quand il s’agissait de leur toxicité. Il ne semble pas que ce paradoxe logique pourtant voyant ait le moins du monde troublé les inamovibles "pharmacologues" de la Commission nationale de pharmacovigilance ou les pivots de La Revue Prescrire (ce sont parfois les mêmes...) qui aimeraient faire accroire aujourd’hui qu’ils ont toujours été aux avant-postes de la résistance aux intérêts de Servier...

IPPHS : des conclusions "sans ambiguïté" ?
Alors que les observations de Béclère, publiées en 1993, désignaient sans la moindre ambiguïté les deux fenfluramines de Servier (Pondéral et Isoméride) comme responsables d’une toxicité tout à fait inhabituelle dans la classe des anorexigènes, la première publication cosignée par Abenhaim (1994) vise clairement à contester l’assertivité de Brenot et coll. et à semer "l’ambiguïté" justement : on fait donc mine d’oublier que ceux-ci n’avaient pas incriminé les anorexigènes en général, mais les fenfluramines en particulier, et on affirme que l’urgence est désormais d’examiner toutes les causes possibles d’HTPA "et pas seulement les fenfluramines" [2] Sauf erreur de lecture, cette publication princeps d’Abenhaim et coll. reste muette sur le fait que le financement de l’étude annoncée est assuré par le fabricant des produits suspectés.

Datée du 07/03/95, la première version de l’étude IPPHS (moyennant une présentation fallacieuse des chiffres qui scandalisera les observateurs - incluant l’auteur de ces lignes) inverse complètement les conclusions initiales de Brenot et coll. et introduit que, dans la classe des anorexigènes en général, les fenfluramines n’auraient aucune spécificité de toxicité cardio-pulmonaire. C’est bien cette toxicité cardio-pulmonaire subitement imputée aux autres anorexigènes (malgré l’absence de preuves épidémiologiques) qui va justifier ensuite toutes les mesures de restriction prises par les autorités françaises et, sous leur impulsion, par les autorités européennes, au grand dam des autres fabricants qui ne cesseront de dénoncer une manipulation assez grossière pour justifier l’expression d’une indignation très inhabituelle dans la presse pharmaceutique internationale.

Quel était l’intérêt le plus manifeste d’une telle manipulation ? On l’a dit, le groupe français Servier était en train de soumettre aux autorités américaines un dossier d’enregistrement pour la dexfenfluramine, avec la promesse d’un chiffre d’affaire fabuleux. S’en remettre à l’évidence épidémiologique (tardivement, sinon univoquement reconnue par Abenhaim) que la toxicité cardio-pulmonaire terrible observée à Béclère était imputable aux fenfluramines - et à elles seulement -, c’était évidemment tuer dans l’oeuf les intérêts de Servier outre-Atlantique : déjà réticentes, les autorités américaines n’allaient quand même pas autoriser dans leur pays un médicament au moment même où celui-ci aurait été retiré dans son pays d’origine ! La situation changeait du tout ou tout si l’on parvenait à accréditer qu’au regard de la tolérance cardio-pulmonaire, l’Isoméride n’était pas pire que les autres anorexigènes : obsédées par le problème de santé publique que représente l’obésité dans leur pays [3], les autorités américaines pouvaient ne pas renoncer à un anorexigène présenté comme innovant si elles se convainquaient qu’il n’était pas plus mal toléré que ses compétiteurs (on avait basculé d’un seul coup à une évaluation de rapport bénéfice/risque comparatif). Il est de toute façon patent que :
les hésitations initiales des autorités sanitaires américaines se sont envolées après la présentation des résultats de cette étude IPPHS, au contraire de ce qu’insinue depuis son investigateur principal ;
que ce soit à la conférence de pharmaco-épidémiologie de Montréal d’août 1995 ou dans l’éditorial du New England Journal of Medicine du 28/08/96, les employés de Servier n’ont pas tari d’éloge pour cette étude - dont il faudrait comprendre aujourd’hui qu’elle était atrocement défavorable aux intérêts de celui-ci.
Preuve complémentaire, s’il en était besoin, que la présente analyse ne résulte pas d’un biais rétrospectif : l’auteur de ces lignes avait réagi en temps réel à la publication du NEJM au moyen d’une longue correspondance qui s’achevait par une conclusion parfaitement - elle - dépourvue "d’ambiguïté".
"Chaque décès évitable d’un Américain atteint d’hypertension artérielle pulmonaire due à la dexfenfluramine sera la honte de tous ceux - investigateurs, consultants, responsables sanitaires, éditeurs - qui auront participé à la mascarade conduisant à conclure que les bénéfices présumés de la dexfenfluramine contrebalanceraient ses risques documentés."
Nous reviendrons ultérieurement sur le sort de cette correspondance...

La réactivité des autorités sanitaires françaises
Il est patent que dès que la fenfluramine a été testée dans des pays disposant d’une pratique suffisante de la recherche clinique (ce qui n’était certainement pas le cas de la France à cette époque), sa toxicité cardio-pulmonaire est immédiatement apparue. Dès le début des années 1980, deux observations tirées du même essai clinique illustrent les dangers de la fenfluramine. Alors même que la dexfenfluramine était encore loin de son premier enregistrement, un élémentaire bon sens eût dû conduire à s’interroger sur les risques inhérents à ce type de molécule - notamment chez les inamovibles "pharmacologues" de l’administration sanitaire française (ou de l’excellente Revue Prescrire). L’essai clinique en question n’ayant inclus que 42 patientes, lesdites observations autorisent en tout cas à relativiser l’éternel argument des autorités lorsqu’on découvre une toxicité une fois un médicament sur le marché, à savoir que le nombre de patients inclus dans les essais au cours du développement pharmaceutique serait trop faible pour permettre la détection des complications « rares ». Deux sur quarante-deux, ça fait aux alentours de 4%, et une toxicité grave susceptible de toucher 4% des patients pour un médicament avec lequel on vise une exposition se chiffrant par millions, cela réunit les conditions d’un drame de santé publique : on ne sache pas que l’étude IPPHS l’ait mis en évidence "sans ambiguïté"...

D’autre part, il est évident que compte tenu du rapport bénéfice/risque extrêmement problématique des anorexigènes [4], l’impressionnante série de Béclère (comportant 3 décès), ajoutée aux publications disponibles montrant la toxicité des fenfluramines, aurait été largement suffisante pour justifier à elle seule le retrait du produit : dans mon expérience, j’ai vu la pharmacovigilance française soucieuse de retirer précipitamment du marché un produit - étranger - à la suite de seulement deux notifications d’effets indésirables, non fatals et de causalité fort problématique... Lancer - sur proposition et financement du fabricant - une étude épidémiologique destinée à durer plusieurs années, c’était permettre à ce même fabricant de préserver des ventes de fenfluramines qui comptaient pour quasiment 10% du chiffre d’affaires de l’entreprise. C’était aussi - on en a déjà parlé - maintenir ses chances de pénétrer le marché américain, avec une promesse de bénéfices encore plus considérables.
Enfin, la circulation de la première mouture de l’étude IPPHS sous l’intitulé "Confidentiel - Ne pas diffuser" était en flagrante contradiction avec les Bonnes pratiques de pharmacovigilance diffusées par l’Agence du médicament à partir de décembre 1994 (soit 3 mois auparavant), qui recommandaient la publication transparente de toute observation ou étude pertinentes de pharmacovigilance...

Mais les autorités sanitaires françaises n’allaient pas se contenter de faire tous leurs efforts pour dissimuler la toxicité des fenfluramines et esquiver durant des années l’impératif de mesures immédiates visant à protéger les consommateurs contre le risque exorbitant lié à cette classe. Elles allaient créer les conditions pour, au contraire, maximiser l’exposition des Français à ces agents :
d’une part, on l’a dit, en falsifiant l’évidence épidémiologique et en imputant aux anorexigènes en général une toxicité pourtant propre aux fenfluramines en particulier ;
d’autre part - et bien pis - en concoctant des mesures visant à privilégier la prescription des fenfluramines. A partir du moment où il était posé comme une évidence que la prise en charge de l’obésité ne pouvait se concevoir que sur "le long terme" alors que les anorexigènes amphétaminiques exposaient "au risque de dépendance" (APM 30/10/95 ; D&P Actualités 1995 ; 41 : p. 17), la conclusion s’imposait : tout sujet obèse - à ce titre justiciable d’un traitement "sur le long terme" - devait se voir prescrire une fenfluramine. Le fabricant ne s’y trompera pas qui interprétera ces décisions (sans s’attirer le moindre démenti) comme « confirm[ant] l’existence d’un rapport risque/bénéfice positif avec les fenfluramines » (SCRIP, n° 2074, p. 23). En revanche, on ne sache pas que ni les inamovibles "pharmacologues" de la Commission nationale de pharmacovigilance (ou de l’excellente Revue Prescrire), ni « Le Français par qui le doute est devenu certitude » aient éprouvé de besoin d’une protestation publique devant une aussi insolente inversion des données médicales et épidémiologiques disponibles.

Les autorités des USA n’ayant pas tardé à apercevoir l’inconcevable toxicité des fenfluramines, leurs homologues français auraient pu simuler la bonne foi en résistant à la décision américaine de retrait de septembre 1997 - au motif, par exemple, d’une divergence d’analyse (on a vu de telles divergences internationales pour d’autres produits, dont Avandia ou Acomplia). Mais s’il ne leur faut pas plus de trois jours pour s’aligner sur leurs homologues d’outre-Atlantique, elles s’obstinent néanmoins dans la manipulation, en se limitant à la décision réglementaire qui leur permet d’obtenir a minima un retrait de fait : une simple suspension, et pour une durée d’un an seulement !

Pour ridiculisées qu’elles se trouvent ainsi dans leur analyse du problème posé par les fenfluramines, les autorités françaises - véritables Néron de la Rome édifiée par Servier - vont s’obstiner dans l’erreur en entraînant dans la chute des fenfluramines les malheureux anorexigènes amphétaminiques qui n’en pouvaient mais (alors même que "Le Français par qui le doute est devenu certitude" - et qui va bientôt accéder au poste prestigieux de directeur de la DGS - commence justement à admettre qu’au contraire de ce qu’il a soutenu jusqu’à présent, la question des hypertensions artérielles pulmonaires pourrait bien ne concerner que les fenfluramines, et absolument pas les autres anorexigènes amphétaminiques).
Or, les conséquences de cette désastreuse obstination dans l’erreur ne sont justement pas sans rapport avec l’affaire Médiator. Il s’avère en effet que par rapport à une consommation médicamenteuse certes regrettable sur un plan médical, mais difficile à contrarier en pratique, les stratégies de prohibition sont notoirement inefficaces : il n’était donc pas bien difficile, dès cette époque, de prédire que, pour immotivée qu’elle soit, l’interdiction de tous les anorexigènes allait se solder par des conséquences fort dommageables pour la santé publique en raison des pratiques forcément déviantes qu’elle allait entraîner. De fait :
les Français vont soudain découvrir une classe d’anorexigènes notoire aux USA mais jusqu’alors inutilisée chez nous, à savoir les vasoconstricteurs à fortes doses - au prix d’une toxicité cardiovasculaire sans commune mesure avec celles des bons vieux anorexigènes amphétaminiques ;
de la même façon, l’arrière-boutique de certaines officines va s’activer autour de préparations amaigrissantes (associant notamment extraits thyroïdiens, diurétiques, voire Médiator [5]) dont la toxicité est bien connue, contribuant de la sorte à des affaires médico-légales comme cette histoire d’avril 2006 révélant qu’une pharmacie située rue Demours (75017) délivrait des préparation amaigrissantes tenues pour responsables de plusieurs hospitalisations et d’un décès ;
quant aux médecins peu amateurs des tambouilles officinales douteuses, il leur restera la possibilité de mimer la légalité en se contentant de prescrire le seul anorexigène connu encore disponible au Vidal : Médiator...
Quod erat demonstrandum.
Il n’est donc pas exagéré de soutenir que les mesures indécentes prises par les autorités françaises à partir de septembre 1997 ont directement contribué à la surexposition des Français à Médiator. Nul doute que la super base de données de la CNAM - jointe à l’enquête ordonnée par le Parquet - va permettre de mesurer l’impact de ces mesures sur les ventes de Médiator, et d’en tirer - cela va de soi - toutes les sanctions (civiles, administratives, pénales et ordinales) prévues par la législation et la réglementation.
De plus et si l’on s’élève un peu au-dessus du seul problème posé par les fenfluramines, l’attitude des autorités françaises, pour obstinément aberrante qu’elle ait été - notamment de 1995 à 1997 - fournit une réfutation radicale à deux assertions trop rassurantes émises lors de la récente émission de C dans l’air du 19/11/10.
Au contraire de ce qu’ont soutenu certains participants à cette émission, il est patent - et parfaitement documenté ici - que lesdites autorités ont fait preuve de favoritisme à l’égard d’une entreprise française, et de façon assez scandaleusement voyante pour que la presse pharmaceutique internationale s’en plaigne avec une crudité de ton tout à fait inhabituelle.
Au contraire, là encore, de ce qu’a soutenu la représentante de l’AFSSAPS, il est strictement faux que la collégialité d’un processus décisionnel en garantisse l’impartialité. En l’espèce, pour bruyante qu’ait été la réprobation des partenaires étrangers de la France (notamment des Allemands) dont les intérêts commerciaux n’étaient pas les mêmes, il est facilement documentable (cf. PJ) que la France - à la fois rapporteur sur la question des fenfluramines et en charge de la présidence du CPMP - est parvenue à imposer au niveau européen des mesures outrageusement favorables à Servier malgré l’évidence épidémiologique qui désignait ses produits comme les seuls anorexigènes exposant à un risque cardio-pulmonaire.

Réactivité américaine versus réactivité française
Trois données facilement vérifiables suffiront pour réfuter ce mythe initié par le journal Le Monde du 14/10/97 et qui s’est depuis propagé comme une traînée de poudre - notamment auprès de ceux qui n’ont pas peur d’intervenir dans le débat public sans vérifier leurs sources :
d’emblée, les autorités américaines avaient fait état de leurs réticences à l’égard de l’Isoméride, lesquelles n’ont été levées que par la diffusion des premiers résultats de l’étude IPPHS (dont on a pu vérifier ensuite qu’ils n’étaient pas conformes à ceux qui ont été publiés ultérieurement) : on ne sache pas que réciproquement, les autorités françaises avaient témoigné d’un grand esprit critique avant d’enregistrer la fenfluramine, la dexfenfluramine ou Médiator [6] ;
nonobstant cette tromperie, l’Isoméride n’est pas restée sur le marché américain plus de 17 mois ; après la décision radicale des autorités américaines, il a fallu encore trois jours aux autorités françaises pour prendre une mesure a minima (suspension pour un an), relativement à une classe alors présente sur leur marché depuis... plus de 30 ans (alors même que justement effrayé par la perspective de vrais procès aux USA, Servier avait, lui, immédiatement réagi en retirant ses produits du marché mondial : la super mesure "de protection" prises par les autorités françaises visait donc un médicament qui n’était plus sur le marché !) ;
il n’a pas fallu plus de quelques mois aux autorités américaines pour détecter le problème des valvulopathies provoquées par les fenfluramines, alors qu’il a fallu encore plus de 10 ans - et l’affaire Médiator - pour que cette question devienne de notoriété publique dans notre pays, qui s’était jusqu’alors focalisé sur le problème nettement moins fréquent des hypertensions pulmonaires.

Les "études" de la CNAM
Loin de représenter quelque percée méthodologique que ce soit, les études récemment mises en oeuvre par la CNAM s’apparentent au vieux record linkage consistant à relier deux bases et qui correspond probablement la plus ancienne méthodologie exploitée en pharmaco-épidémiologie [7] : la chose n’apparaît "révolutionnaire" chez nous que parce que nous avons au moins 40 ans de retard par rapport à ce qui s’est fait ailleurs...

Le problème, néanmoins, c’est qu’il ne suffit pas d’avoir des données informatisées pour en faire une base exploitable : la validation d’une base exige un travail extrêmement rigoureux qui requiert une compétence très pointue et peut s’étendre sur plusieurs années. Avant d’applaudir aux récents résultats de la CNAM, on aimerait avoir un peu plus d’informations sur la façon dont ce préalable incontournable a pu être réalisé [8]. Ce d’autant qu’avec - parmi bien d’autres - le récent fiasco du "Portail de la France" pour ne point parler des difficultés récurrentes de l’AFSSAPS à mettre en oeuvre une informatisation de la pharmacovigilance qu’elle a pourtant elle-même décidé - les exemples ne manquent pas de ratages cinglants dès qu’une administration française se lance dans un projet informatique...

Un seul exemple suffira pour confirmer a posteriori mon scepticisme méthodologique a priori. Dans la seconde "étude" de la CNAM destinée à quantifier le nombre d’hospitalisations et de décès imputables à Médiator (moyennant une série d’approximations à faire dresser les cheveux même sur une tête aussi vénérable que celle de Jacques Servier), on cherche en vain la moindre trace des désordres - pourtant durables - imputables à Isoméride ou Pondéral ; et on se demande bien comment les investigateurs ont fait pour distinguer entre les causes possibles chez les patients qui ont reçu l’un de ces produits en sus de Médiator. A quoi l’on nous rétorque qu’Isoméride ou Pondéral étant retirés du marché depuis des années, ces médicaments ne peuvent pas apparaître dans la base. Ce qui est bien dommage : par contraste, l’étude également rétrospective de Loogen et coll (1985) que j’ai citée en PJ avait retrouvé sans aucune difficulté à retrouver les complications imputables à aminorex, pourtant lui aussi retiré du marché depuis plus de dix ans à l’époque...

Bref et pour résumer, les experts de la CNAM ont encore du travail à faire avant de donner des leçons de nouvelle méthodologie à leurs collègues pharmaco-épidémiologistes du monde entier.

La saga brestoise
Observateur attentif de la pharmacovigilance française depuis sa création et assez bon connaisseur de la réglementation pharmaceutique, je ne connais aucune procédure justifiant qu’un particulier se présente devant la Commission nationale de pharmacovigilance. Je ne vois non plus aucun précédent et sais de science sûre que l’administration française ne plie jamais si elle n’a pas reçu l’ordre de plier, allant jusqu’à falsifier sans la moindre vergogne les données qui gênent les intérêts qu’elle couvre [9].
Pour en rester au problème des fenfluramines, rappelons qu’en 1995-97, il y avait un peu plus qu’un brave pneumologue brestois sur le coup. Ceux qui s’opposaient de toutes leurs forces aux intérêts de Servier et à l’indécent favoritisme des autorités sanitaires s’appelaient - entre autres - les Laboratoires Pierre Fabre, Hoechst-Roussel et Sandoz ; le principal épidémiologiste mandaté pour contrer l’étude IPPHS s’appelait Antoine Flahault, alors même qu’à cette époque, sa propre épouse était la représentante du Syndicat national de l’Industrie pharmaceutique auprès des autorités sanitaires (de la Commission d’AMM et de la Commission de pharmacovigilance, en particulier) : ils ont tous mordu la poussière. Sur un plan médico-scientifique, les risques des fenfluramines avaient parfaitement été mis en évidence par la prestigieuse équipe de Béclère : cette dernière a été roulée dans la farine en se laissant embarquer dans l’étude financée par Servier. Malgré l’énormité du scandale, enfin, les autorités françaises ont résisté sans ciller et des années durant à une exceptionnelle unanimité d’indignation de la presse pharmaceutique internationale (cf. PJ) [10].

Eu égard à ce précédent parfaitement documentable, il faut donc une certaine ingénuité pour gober la légende du petit Poucet brestois faisant plier le géant Servier - surtout quand, manifestement peu informé de l’historique et clairement inconscient des enjeux sous-jacents, le Poucet en question présente comme des héros des inamovibles de la pharmacovigilance française pourtant forcément associés à la situation qu’il prétend dénoncer, qu’il célèbre le Directeur général de l’AFSSAPS en St Georges terrassant la publicité mensongère de Servier et qu’il reprend à son compte, sans un mot de critique, la réécriture de l’histoire initiée par JY Nau en octobre 1997...

Tout cela n’est pas très sérieux, et conduit forcément à se demander qui tire les ficelles et au service de qui : c’est exactement l’objectif du présent article.

Cerises sur le gâteau
Les deux anecdotes qui suivent sont une petite récréation destinée au lecteur assez méritant pour m’avoir suivi jusqu’à ce point de la démonstration.
Je l’ai dit plus haut : scandalisé par la publication de l’étude IPPHS dans The New England Journal of Medicine, j’avais immédiatement réagi par une longue correspondance adressée au journal. Je n’ignorais pas les contraintes de volume qui pèsent classiquement sur ce type de contribution (400 mots), mais j’estimais sans complexe que le problème de santé publique qu’allait poser aux USA l’introduction de la dexfenfluramine était assez menaçant pour que l’éditeur du NEJM requalifie mon courrier en "éditorial", "commentaire", "opinion" - ou n’importe quoi d’équivalent, quitte à en ajuster ensuite la longueur d’un commun accord. Or, et contrairement à la pratique là encore, j’allais rester ensuite sans aucune nouvelle de mon envoi. Ayant fini par m’enquérir du fait, je reçus un courrier assez embarrassé de l’éditeur m’indiquant que ma lettre avait été purement et simplement perdue - situation qualifiée de "highly unusual" [11] par mon interlocutrice. Finalement et après qu’il eut été retrouvé je ne sais trop comment, j’allais essuyer un refus catégorique au motif que je n’apportais aucun élément original et que, globalement, mes conclusions sur la dexfenfluramine étaient convergentes ("to concur") avec celle des auteurs de l’étude IPPHS. On admettra qu’il fallait un certain aplomb pour tenir comme convergentes les conclusions d’une étude et la critique qualifiant cette même étude de "mascarade" et de "honte"... Or, le piquant de toute cette affaire de publication, c’est que la signataire de cet étonnant refus n’était autre que Marcia Angell, alors rédactrice en chef du NEJM, et qui s’est depuis lors forgé une grosse réputation dans la dénonciation sans concession des fraudes pharmaceutiques et de la mainmise des fabricants sur les organes de publication médicale [12] : elle a manifestement l’expérience de ce dont elle parle...

La seconde anecdote amusante tient à la problématique des conflits d’intérêts - dont j’ai toujours soutenu qu’elle ne saurait se réduire à une circulation d’argent. A l’époque, les décisions de l’administration française étaient suffisamment incongrues pour qu’on s’interroge entre professionnels sur le financement d’un favoritisme aussi voyant. Tandis que les discussions allaient bon train entre les suspicieux et ceux qui tenaient pour acquise l’incorruptibilité des principaux actants, on avait oublié une circonstance pourtant notoire dans le milieu, à savoir la relation manifestement intime qui liait un haut responsable de l’administration sanitaire et une employée d’une des firmes ayant la licence de l’Isoméride aux USA. Il est regrettable que le Parquet, si inhabituellement actif dans l’affaire Médiator, n’ait jamais eu l’idée d’aller explorer la question d’un peu plus près, par exemple en recensant les contacts des deux tourtereaux au plus aigu de la controverse, ou encore en recherchant une éventuelle corrélation entre les émoluments de la Dame et les décisions administratives objectivement favorables à son employeur : il paraît que les gendarmes savent très bien faire ça - sous réserve, quand même, qu’ils soient mandatés par l’autorité judiciaire... En tout cas, on n’aurait pas été en France s’il n’y avait pas eu une histoire de jambes en l’air dans tout ça : après la cuisine, à quand le French sex au patrimoine de l’humanité ? Le monde de la pharmacie aura beaucoup donné, en tout cas...
La récréation étant finie, on retourne au fond.

A qui ça profite ?
Comme chaque fois en pareille espèce, le climat médiatique entretenu autour d’une histoire malheureusement assez anecdotique (toutes choses égales par ailleurs) mobilise l’affectif bien davantage que la raison, notamment via l’identification du citoyen lambda avec le vaillant petit Poucet de l’histoire : ainsi entraînés par leur potentiel d’indignation ou de compassion, les gens sont plus enclins à gober des fadaises que si leur appareil critique était sollicité. Or, à qui peuvent profiter ces fadaises que nous avons listées en début du présent article ?

Soutenue par ses meilleurs-experts et jamais contredite par ses inamovibles « pharmacologues » (sans qu’il soit possible, une fois de plus, de faire la part de la corruption et celle de l’incompétence), l’administration française - et durant des années - a continûment adultéré l’évidence épidémiologique pour imposer à nos concitoyens comme à nos partenaires européens des décisions criminelles au bénéfice exclusif d’une firme franco-française. Rien d’étonnant qu’ils soient désormais nombreux à vouloir rectifier l’histoire. On nous dispensera, par conséquent, de proposer le palmarès de ceux qui tirent le plus d’intérêt aux falsifications rétrospectives et à la réécriture du passé (en soulignant simplement de nouveau que, pour ce faire, ils peuvent compter sur le petit Poucet et, plus encore, sur la médiatisation dont il fait actuellement l’objet, laquelle propage et amplifie ses étonnantes erreurs de référencement) : il suffit de se reporter à l’historique donné en PJ. Néanmoins et relativement à la focalisation du présent site sur les problèmes de l’expertise, on relèvera comme plus particulièrement préoccupant que l’équipe de Béclère – présentée à juste raison comme le découvreur du problème fenfluramine dans notre pays – ait-été (jusqu’à plus ample informé) cosignataire docile des diverses versions de l’étude IPPHS, sans jamais s’émouvoir - publiquement - ni des faiblesses de cette étude, ni de ses incohérences.

Dans cette réécriture a posteriori, poser comme une évidence pharmacologique que les fenfluramines seraient des amphétamines [13], c’est oublier que la clé du succès commercial de Servier a consisté, au contraire, à promotionner ses produits comme « radicalement » distincts de cette classe et que même au plus fort de la falsification (dans les années 1995-97), les autorités et leurs experts à la botte n’ont jamais prétendu assimiler fenfluramines et amphétamines : ils ont au contraire poussé à son extrême la distinction entre les deux classes, afin de privilégier les produits de Servier en soutenant que si la toxicité cardio-pulmonaire restait également partagée entre ceux-ci et les autres anorexigènes (ce qui était strictement faux), les premiers, en revanche, restaient exempts des sales complications propres aux amphétamines, comme « le risque de dépendance » (30/10/95). Dans l’affaire Médiator telle qu’actuellement médiatisée, l’extrême confusion des principaux intervenants relativement à ce point pourtant crucial est un indicateur fort soit de duplicité, soit d’incompétence – les deux n’étant d’ailleurs pas incompatibles…

Quant aux « études » menées par la CNAM, les rodomontades de ceux qui croient bon de les vanter ne laissent pas d’inquiéter pour l’avenir. Car outre les objections méthodologiques assez sérieuses qui précèdent, il est à craindre qu’à la différence des grandes bases informatiques qui alimentent le travail pharmaco-épidémiologique international, celle-ci ne soit pas d’accès public [14]. Or, on n’a aucune raison de croire en l’indépendance du personnel de la CNAM - lequel n’a pas craint, par exemple, de s’aligner sur les arguments les plus indigents des autorités sanitaires françaises pour mettre en doute la portée épidémiologique de ses propres données sur la sclérose en plaques. Et comme on a bien vu que ces mêmes autorités sanitaires n’ont aucun scrupule à se lancer dans des études épidémiologiques plus que douteuses, force est de se demander si ceux qui célèbrent inconsidérément la nouvelle puissance de feu de la CNAM ne sont pas, justement, en train de crédibiliser notre administration relativement à une matière – la pharmaco-épidémiologie – où elle est restée faible et où il était jusqu’à présent facile de la contredire sur la base des données internationales disponibles [15] : ceux qui, sans réfléchir plus loin que le bout de leur nez, tiennent pour acquis que la CNAM disposerait désormais d’un outil d’investigation performant – quoique regrettablement opaque – ouvrent à nos autorités un véritable boulevard pour falsifier l’évidence épidémiologique et réfuter, au nom de « leurs » propres études, toute investigation si crédible soit-elle de nature à les mettre en en difficulté. Pour le dire de façon plus synthétique : jusqu’à présent, l’administration sanitaire française était simplement ridicule quand elle s’efforçait de démentir l’évidence épidémiologique (et les faits recensés en PJ sont assez éloquents à cet égard) ; désormais, grâce à ceux qui se sont acharnés à crédibiliser les résultats de deux pauvres études Médiator, elle pourra le prendre de haut pour affirmer n’importe quoi...

J’ai gardé pour la fin l’activisme du Parquet [16], qui ne laisse pas de surprendre quand on a l’expérience de son acharnement - pour rester poli - à bloquer les plus compromettantes des affaires de santé publique [17] et que l’on sait son extrême dépendance actuelle à l’égard du gouvernement. Ce n’est donc pas lire dans une boule de cristal que de s’interroger sur ce que peut être l’objectif du gouvernement dans toute cette histoire. Le plus probable, c’est que la priorité a changé depuis 1995, et qu’il s’agit désormais moins de favoriser les intérêts d’un groupe français à l’étranger que de faciliter la transmission du second laboratoire pharmaceutique alors que son fondateur affiche 88 ans au compteur. En organisant, pour la première fois en France, les conditions d’une quasi "class action" à la française, on affaiblit considérablement la valeur du groupe - et presque sur mesure : les dommages exigibles seront fortement influencés par la nature des réquisitions que prendra le Parquet au cas par cas... Mais alors pourquoi Médiator, et pas Isoméride ou Pondéral ? D’une part, parce que, comme on l’a dit, les temps ont changé, et que susciter des plaintes relativement à ces deux derniers produits pourrait soulever des problèmes de prescription. Mais, d’autre part, parce que si l’on croise les estimations américaines relativement à la fréquence des complications valvulaires (25-30%) avec les données d’exposition fournies par Servier (plus de 70 millions de sujets, dont une bonne part en France), ce sont des plaintes par millions qu’il faudrait envisager : dans sa modestie numérique, telle que confirmée par la seconde étude de la CNAM, l’affaire Médiator est beaucoup plus facilement gérable, avec bien moins de risques d’échapper à tout contrôle. Car évidemment, dans le scénario qu’on examine, si l’on voit bien l’intérêt de diminuer la valeur du groupe Servier avant la transmission, on distingue mal, en revanche, l’intérêt pour le repreneur de s’embarrasser d’une firme plombée par d’innombrables plaintes. C’est ici qu’il faut faire preuve d’imagination : une fois la transmission assurée à un prix défiant toute concurrence, le Parquet - dont on a rappelé l’indépendance par rapport au gouvernement - peut opérer un subtil revirement et s’apercevoir, pourquoi pas, que tous ces emmerdeurs qui ont porté plainte n’ont pas fourni des preuves suffisantes ni d’exposition, ni de causalité (suivez mon regard...) Variante du même scénario : le valeureux racheteur peut se voir assurer off record qu’une fois l’opération réalisée, le gouvernement proposera de créer un fond d’indemnisation. La création d’un tel fond d’indemnisation aurait un double avantage :
virtuellement, elle ferait porter sur le contribuable les frais de succession de ce qui reste quand même un petit joyau de l’industrie pharmaceutique française ;
elle déclencherait l’enthousiasme de tous ceux qui se sont ardemment impliqués dans la dénonciation du scandale Médiator - parlementaires, journalistes, avocats plus ou moins douteux, associations de victimes pas forcément propres sur elles, etc. - qui ne manqueraient pas d’y voir une victoire et d’en attribuer principal mérite à l’obstination héroïque d’un petit Poucet brestois...

Une affaire "exemplaire" ?
A en croire les célébrants de la saga brestoise, l’affaire Médiator est exemplaire et va permettre un grand nettoyage dans une administration sanitaire décidément corrompue. J’applaudirai des deux mains si tel est le cas, mais je reste sceptique quand j’entends les principaux responsables de cette administration hurler avec les loups, que je vois des protagonistes essentiels du scandale Isoméride présentés comme des héros de la lutte anticorruption et quand, en tout état de cause, je constate que les pires falsifications d’un passé pourtant proche sont reprises et amplifiées sans une once d’esprit critique (cf. PJ) : dans une précédente contribution, mensonges et contradictions documentables ont été classés au rang des critères de crédibilité intrinsèque et, relativement à ces derniers, le moins que l’on puisse dire, c’est que la version actuellement dominante de l’affaire Médiator manque terriblement de crédibilité...

Car :
Si c’est par le nombre de victimes que cette affaire est "exemplaire", en quoi les 3500 hospitalisations imputées par la CNAM à Médiator pèsent-elles plus lourd que les éventuelles millions de victimes imputables à Pondéral ou Isoméride (sur la base, peut-être excessive, des estimations américaines) ?
Si c’est par la durée d’aveuglement des autorités sanitaires françaises, en quoi un médicament disponible depuis 1976 est-il plus "exemplaire" qu’une classe introduite en France depuis 1963 et pour laquelle - n’en déplaise à la doxa officielle - on a le contre-exemple édifiant des Américains qui n’ont pas eu besoin de plus de 17 mois pour prendre des mesures radicales à son encontre ?
Si c’est par les indices d’une possible corruption, pourquoi l’affaire Médiator - dont les principaux protagonistes sont aujourd’hui célébrés comme des héros (j’y insiste...) - est-elle plus "exemplaire" que le précédent fort récent de la grippe H1N1 où le constat d’une incroyable corruption fait désormais l’objet d’un consensus international ?

La triste réalité, c’est que dans cette dernière affaire, les innombrables commissions d’enquête se sont arrêtées au rideau de fumée de l’OMS pour n’avoir pas à investiguer plus profondément les défaillances des véritables organes de décision (l’Agence européenne et l’AFSSAPS pour ce qui nous concerne). En parallèle et dans le même temps, le parlement de Bruxelles a voté comme un seul homme la nouvelle directive scélérate sur la pharmacovigilance, qui vise simplement à transformer en norme réglementaire l’état "d’exception" pourtant scandaleux qui a permis aux fabricants de mettre sur la marché à des prix insensés des médicaments réalisés dans une précipitation encore inédite. La pauvre excuse que les Parlementaires aurait significativement amendé cette directive est une plaisanterie pour enfants de moins de 5 ans : la seule justification d’un tel projet était de faciliter le business d’une industrie pharmaceutique pourtant atrocement décrédibilisée, et la seule réponse politiquement adéquate eût dû être de la rejeter radicalement [18]

Conclusion
Dans l’optique théorisante assumée du présent site (qui vise à maintenir le cap entre une phraséologie philosophico-politique vide de contenu et un anecdotique spectaculaire sans lendemain - en abstrayant, à partir d’exemples réels et par essence temporaires, des éléments destinés à alimenter une réflexion durable tout autant qu’ancrée dans le réel), qu’il me soit permis de conclure dans trois directions : le politique, le journalisme et l’expertise.

Quitte à me voir sévèrement brocardé par divers correspondants désillusionnés, j’ai toujours assumé l’idée que l’état de décomposition avancée de nos instances technico-réglementaires appelait nécessairement une réaction politique. L’expérience, cependant, amène à mieux cerner les obstacles qui s’opposent à une telle reprise en main.

Alors que les problèmes technico-scientifiques du moment appellent une information large, interdisciplinaire et approfondie, les politiques apparaissent comme des gens excessivement pressés : c’est les brutaliser que leur demander de lire plus qu’une demi-page... En conséquence :
ils manquent terriblement d’esprit de suite, comme tragiquement illustré par leur incroyable inertie dans les suites du scandale H1N1 ;
ils tendent à privilégier sur une information forcément exigeante les perversions du journalisme moderne, confiant aux représentants des médias des données croustillantes quoique dramatiquement anecdotiques et se satisfaisant de les voir leur revenir sous forme de scoops plus ou moins spectaculaires dont la médiatisation complaisante les confirme dans le bien-fondé d’analyses qui pèchent pourtant par un terrible défaut de profondeur.

Professionnellement dépendants des dynamiques majoritaires, les politiques sont naturellement amenés à perdre de vue qu’en matière technico-scientifique, les avancées significatives sont le fait de minorités, voire d’individus isolés ; dès lors incapables de mobiliser une majorité autour de vues indubitablement minoritaires, ils s’épuisent à la recherche d’un consensus mou qui plie forcément devant la moindre difficulté ou le moindre risque. Quand W. Churchill promettait à ses concitoyens "du sang, de la sueur et des larmes", il n’avait certainement pas une majorité derrière lui : il sut néanmoins créer un mouvement d’adhésion collective autour d’un sacrifice aussi immense...

Nous vivons aujourd’hui une période de technicisation radicale caractérisée par les expériences les plus folles hors de toute maîtrise scientifique raisonnable : en d’autres termes, nous sommes aujourd’hui capables de créer des objets techniques (médicaments, bactéries, radio- ou nanoéléments...) sans aucune garantie d’un background scientifique suffisant pour en contrôler la diffusion et, moins encore, les risques. Cette situation où plus personne ne maîtrise quasiment plus rien de significatif crée les conditions de toutes les usurpations expertales, rares étant les survivants possédant le mélange adéquat de culot et de culture scientifique [19] pour dénoncer les impostures, en les documentant notamment sur la base de critères intrinsèques de crédibilité. Ces circonstances relativement nouvelles compromettent radicalement l’exercice traditionnel du journalisme d’investigation : contraints par le goût moderne pour "l’actualité", les journalistes sont, eux aussi, des gens pressés mais qui, en plus, possèdent le redoutable pouvoir de propager et d’amplifier les informations, fussent-elles les plus documentablement erronées. Faute, pour la plupart (incluant nombre de journalistes médicaux), d’une formation scientifique significative, ils s’en remettent à des indicateurs de crédibilité extrêmement problématiques privilégiant le pouvoir de séduction de leurs informateurs, la superficialité (donc l’intelligibilité facile) des versions, le tout ou rien - tout ça au détriment du sérieux, de la profondeur et de la nuance : d’expérience, là encore, il est très difficile - même en prenant des précautions oratoires, voire psychothérapeutiques - d’expliquer à un journaliste qu’il n’a rien compris ou qu’il est manipulé... Tout cela rend compte d’une forte hystérisation de l’information [20] - centrée sur des personnes bien davantage que sur des faits (encore moins sur des ramifications complexes de faits) - dont l’affaire Médiator fournit un parfait exemple.

Chacun d’entre nous a son domaine d’expertise, qui va des "savoirs profanes" aux compétences techniques ou scientifiques les plus éminentes : mais aucun d’entre nous ne peut prétendre tout savoir - ni même savoir plus que ce qu’il ne sait réellement. Récurrente, la difficulté consiste donc - et à chaque instant - à délimiter avec circonspection et intransigeance la frontière entre ce sur quoi on a des compétences supérieures à la moyenne (l’expertise) et ce sur quoi on n’en sait pas plus, voire moins que la moyenne ("incompétence relative"). Cette exigence épistémologique fondamentale vaut, encore plus, pour ceux des experts qui, à tort ou à raison, ont acquis un minimum de visibilité dans l’espace public : car le risque est grand, alors, de pervertir cette visibilité pour propager et amplifier les idées reçues dont on ne contrôle ni l’authenticité, ni la portée. Ainsi réduit au rôle de pseudo, l’expert devient alors un "malgré-nous" [21] de la rumeur ou de la propagande. Dans l’affaire Médiator, j’ai pris l’initiative de téléphoner à l’un des principaux protagonistes aujourd’hui célébrés par la presse - démarche unilatérale qui vaut à elle seule pour tout un programme. Au cours de notre entretien et relativement à une affaire que je crois bien connaître dans l’ensemble (cf. PJ), je n’ai reculé devant aucune question, si simpliste ou naïve qu’elle paraisse, à propos d’aspects qui avaient pu m’échapper jusqu’à présent : je l’ai interrogé sur la symptomatologie et le devenir des patients concernés (je ne suis pas clinicien), sur la nature des lésions en cause (je ne suis pas chirurgien), sur le rapport entre les anomalies valvulaires et l’hypertension artérielle pulmonaire (je ne suis pas anatomo-pathologiste, ni physiologiste), enfin sur le déterminisme moléculaire des lésions dues aux fenfluramines (je ne suis pas pharmacologue). Réciproquement, à aucun moment, mon interlocuteur n’a eu la moindre idée de m’interroger sur un historique qu’il méconnaissait complètement, sur la réglementation sanitaire ou les procédures de pharmacovigilance qui lui étaient clairement étrangers - quoiqu’il n’ait aucune inhibition à en parler publiquement. Je suis ressorti plus expert de cette longue conversation ; mon interlocuteur est reparti plombé dans ses certitudes et aveuglé dans ses illusions.
Au total et pour finir, c’était ma contribution du jour à mon grand oeuvre : L’Art de se faire des amis partout...

[1] DW Light, Bearing the risk of prescriptions drugs, in The risks of prescription drugs, DW Light (ed), New York, Columbia University Press, 2010, p. 3.
[2] Sachant, de plus, qu’en épidémiologie comme en recherche clinique, l’élargissement des objectifs d’une étude est un excellent moyen pour noyer le poisson en cas d’alerte.
[3] C’est à juste raison que les autorités américaines considèrent l’obésité comme l’un de leurs principaux problèmes de santé publique. En revanche, elles ont fondamentalement tort lorsqu’elles jugent comme plausible que des anorexigènes contribuent à réduire ce fléau : si les risques de l’obésité sont assez connus, il n’existe en revanche aucune étude épidémiologique accréditant qu’une réduction pondérale obtenue par des moyens pharmacologiques soit le moins du monde bénéfique.
[4] On n’a jamais vu d’obèse retrouver un poids normal grâce à un coupe-faim.
[5] L’administration française prétend aujourd’hui tirer argument d’une décision ancienne interdisant l’usage de Médiator dans les préparations officinales à finalité anorexigène. Mais outre que cette décision atteste qu’elles étaient donc parfaitement conscientes du potentiel anorexigène de ce médicament en principe indiqué chez les diabétiques, l’argumentation des autorités illustre une inconscience grave et récurrente relativement au risque pourtant notoire des décisions prohibitionnistes : à savoir des stratégies de substitution visant à détourner - de façon plus ou moins délictueuse, voire criminelle - l’utilisation d’autres produits encore plus toxiques pour répondre à une demande restée inchangée malgré l’interdiction.
[6] On ne sache pas non plus qu’elles aient pris très au sérieux leur devoir de contrôle relativement aux dérapages notoires de la prescription, notamment ceux articulés autour du "syndrome du bikini" : à savoir toutes ces jeunes femmes non obèses, mais soucieuses de perdre quelques kilos à fins purement esthétiques
[7] Acheson ED. Medical record linkage. London, OUP, 1967
[8] Pour avoir une petite idée des problèmes posés, on se reportera utilement au travail réalisé par la célèbre équipe de Jick sur la non moins célèbre base de données britannique VAMP (BMJ 1991 ; 302 : 766 doi : 10.1136/bmj.302.6779.766) : c’était en 1991...
[9] En décembre 2004, en tête-à-tête et les yeux dans les yeux, le Directeur général de l’AFSSAPS a reconnu devant moi qu’il était extrêmement préoccupé par la réalité des complications neurologiques après vaccination contre l’hépatite B chez l’enfant : cela ne l’a pas empêché de couvrir l’escroquerie ultérieure consistant à augmenter la couverture vaccinale à l’insu des parents et j’ai, par ailleurs, eu l’occasion d’expliquer le rôle de l’étude Kidmus dans la dynamique de déni où se sont figées les autorités à l’égard de ce problème pourtant gravissime.
[10] Il n’est pas inintéressant, d’ailleurs, d’éclairer rétrospectivement cette indignation par le fait qu’en 2000, la Cour Européenne de Justice a purement et simplement suspendu les décisions de l’Agence européenne concernant les anorexigènes.
[11] L’histoire des fenfluramines semble illustrer qu’il y a beaucoup de choses highly unusual dès qu’il s’agit des produits de Servier...
[12] Elle a notamment publié un livre qui a fait grand bruit, traduit en français sous le titre La vérité sur les compagnies pharmaceutiques : Comment elles nous trompent et comment les contrecarrer, paru en 2005 aux Editions Le Mieux-être.
[13] Je me refuse, pour ma part, à entrer dans ce débat - strictement byzantin compte tenu du contexte.
[14] Certaines de ces bases internationales ne sont pas à proprement parler d’accès public. Mais lorsqu’on demande la permission d’y accéder pour travailler, elle est très généralement accordée.
[15] Ainsi lorsqu’elle recourt au minable argument que les problèmes de toxicité liés au vaccin contre l’hépatite B correspondraient en tout et pour tout à un paradoxe franco-français, quand l’étude la plus crédible sur le sujet (Hernan et coll, 2004) a été réalisée par une équipe américaine sur une base de données britannique !
[16] Selon l’AFP (24/11/10), le parquet de Paris aurait demandé aux gendarmes de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp) "un premier" rapport sur le médicament Mediator - ce qui suggère qu’il pourrait y en avoir un second, et d’autres ensuite...
[17] Sans viser le moins du monde l’exhaustivité, rappelons que ce même Parquet a requis - et obtenu - la relaxe des représentants de l’administration dans l’affaire hormone de croissance, qu’il s’est opposé à la mise en examen des fabricants de vaccins contre l’hépatite B, et qu’il n’a rien fait quand l’instruction a décidé un non lieu dans l’affaire cérivastatine, malgré une expertise médiatisée comme accablante.
[18] D’autant que les "amendements" obtenus par les Parlementaires visent la prise en compte des notifications faites par les patients, mystification grossière (sur laquelle je reviendrai éventuellement dans un article ultérieur) organisée depuis longtemps par les fabricants et les administrations sanitaires et dont le solde net est d’accentuer la décrédibilisation des données de pharmacovigilance, comme illustré par la pseudo prise en compte des signalements centralisés par les associations de victimes du vaccin contre l’hépatite B - dont le seul résultat tangible est qu’elle a conforté les autorités dans leur position d’inconcevable déni.
[19] Il y a certes des esprits courageux, et la race des scientifiques cultivés n’est heureusement pas éteinte : mais il s’avère bien difficile, en pratique, de trouver de bons scientifiques courageux - sachant de plus que les risques du culot pour une carrière sont de plus en plus élevés.
[20] Hystérisation parfaitement illustrée par les révélations de Wikileaks contemporaines du présent article, qui ont certes exigé un immense travail journalistique de dépouillement, mais qui se bornent, pour l’essentiel, à des anecdotes plus ou moins spectaculaires - comme celle d’un président de la République courant après un chien pour rattraper un lapin...
[21] Cf. Alertes grippales, pp. 41-2.

Documents joints
Historique des faits
9 décembre 2010
Document : PDF
124.6 ko
Marc Girard
Articles de cet auteur
Les Perles de la médicalisation et de l’expertise
Grimm à deux voix
Prochaines interventions publiques
MEDIATOR : à qui profite le scandale ?
C dans l’air
[...]

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire