samedi 8 janvier 2011

La société décente - Avishai Margalit

Notes sur oeuvres - Philosophie
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« Si les étiquettes ne peuvent être évitées, alors celle qui convient le mieux à mon idée de société décente serait le « socialisme d'Orwell » entendu comme l'opposé d'un socialisme orwellien. »

L’universitaire israélien Avishai Margalit a été impressionné par la Théorie de la justice de John Rawls. Mais la réalité de son pays l'a poussé à réfléchir au nécessaire primat du décent sur l'équitable, et, au milieu des années 1990, il s’est peu à peu éloigné de son premier maître à penser.

Margalit a progressivement développé une pensée spécifique en discutant avec les Palestiniens. Les bases de sa « société décente » en découlent : elles sont structurées par l'opposition entre honneur et humiliation. Une société décente, dit-il, est une société qui n'humilie pas.

La méthodologie de Margalit est avant tout pragmatique, elle préfère le constat au théorique, elle veut éviter le pire, plutôt que créer le mieux. Pour définir la décence au regard d'un domaine particulier, pour définir une éthique, Margalit oppose sa recommandation au comportement à éviter.

Cette approche est comparable à celle développée, en son temps, par George Orwell. Avec Bégout, nous avons vu que la common decency est plus prohibitive que prescriptive. Margalit suit la même ligne pour découvrir les éléments potentiellement constitutifs d'une « société décente ». Il veut cibler non ce qui doit être fait, mais ce qui doit être refusé.

Note de lecture sur « La société décente », d’Avishai Margalit. C’est en effet d'un pays confronté à l’indécence que doit nous venir la plus juste définition de la décence. Nulle part ailleurs, la question n'est plus brûlante.

 

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L'honneur est le fondement d’une société décente. Défini comme la dignité accordée à tous, il confère à chaque individu le respect de soi-même, un principe de respect qui s’étend ensuite au corps collectif des citoyens.

L'humiliation est, à l’inverse, l’atteinte ressentie dans ce respect. On relèvera ici, d’emblée, un écueil : le caractère subjectif de l’humiliation. Le premier enjeu de la définition d’une « société décente » va en effet consister à distinguer en quelque sorte les humiliations objectives (celles qui existent objectivement, en fonction d’une règle à définir, et qu’on ne saurait tolérer) et les humiliations subjectives (celles qui sont ressenties par les individus, mais qui traduisent en réalité, de leur part, une conception déformée du respect qui leur est dû).

Margalit énonce ici que la décence est bordée par le respect dû non aux individus, mais aux droits des individus. Quand un individu dit qu’on lui a « manqué de respect », le critère qui permet de trancher entre humiliation subjective et objective est celui du droit : a-t-on dénié à cet individu un droit fondamental de la personne humaine ? Si oui, alors l’humiliation est objective. Si non, le sentiment d’humiliation est, très probablement, le masque intériorisé d’un ressentiment non su.

Se pose ensuite la question de savoir ce que sont ces droits humains « à respecter en toute circonstance ». Margalit propose d’articuler leur définition autour de leur justification.

Trois types de justification sont envisageables.

Une première justification est purement négative. Elle résulte du choc éprouvé par le simple bon sens. Animal symbolique, l'homme doit être épargné de l'humiliation tant physique que psychologique : « Le besoin d’éradiquer toute cruauté, y compris l’humiliation, n’exige pas à son tour de justification morale, puisque l’exemple paradigmatique du comportement moral est un comportement qui empêche la cruauté. C’est là où la justification arrive à son terme. »

Plus élaborée, la justification positive cherche un critère universalisable. Le concept de dignité y est lié à celui de liberté. Celle-ci confère à tout homme une capacité au repentir. Cette introspection peut ensuite influencer une praxis devenue morale. Le droit toujours respectable, dans cette optique, est le droit de respecter le droit d’autrui. L’humiliation inacceptable est celle qui rend logique un irrespect en retour.

Mais c'est la justification dite sceptique que Margalit adopte. Elle peut être vue comme la synthèse disjonctive des deux précédentes. Le respect y est pensé comme le point de départ de l’humain. Il ne s’agit pas respecter les hommes parce qu’ils sont humains, mais de les rendre humains (sur le plan symbolique) parce qu’ils sont respectés. Le droit humain toujours respectable, dans cette perspective, est le droit dont l’irrespect vaut remise en cause de l’humanité.

Ici, Margalit est clairement disciple d’Orwell, en cela qu’il refuse la théorisation pseudo-mathématique du concept-clef de sa pensée : le respect, nous dit-il, peut être théorisé (approche positive), mais il ne doit pas être que théorisé. Comme dans la common decency d'Orwell, le bon sens est inné, et peine à se justifier théoriquement. Le respect, concrètement, est défini par une expérience vécue, celle qui me fait prendre conscience de mon humanité et, par contrecoup, de l’humanité de l’Autre, laquelle, en retour, vient me conforter dans mon humanité propre. La « société décente » n’est pas, dès lors, une construction théorique : c’est une réciprocité à construire dans la pratique, en fonction de normes et règles culturelles spécifiques, fondatrices de la reconnaissance mutuelle.

*

Le concept de « société décente » proposé par Margalit est intéressant, entre autres choses, parce qu’il vient d’Israël, et plus précisément d’un universitaire israélien tout de même de premier plan. Il faut se souvenir ici que, depuis plusieurs décennies, Israël n’est pas seulement le laboratoire du choc des civilisations, c’est aussi une terre d’expérimentation ultralibérale. Que de ce lieu de convergence entre guerre interculturelle et guerre économique généralisée surgisse une réfutation de la « société équitable » de Rawls n’est tout à fait pas dénué d’intérêt. Surtout quand cette réfutation surgit au cœur de l’université, au milieu des années 1990, au moment où Israël oscillait entre Rabbin et Netanyahou…

Essayons de comprendre. Qui est John Rawls ? Qu’est-ce que ça voulait dire, le réfuter, ou en tout cas le dépasser, au milieu des années 1990 ?

John Rawls est assez peu connu en France, mais son influence a été considérable au sein de l’intelligentsia US, dans les années 70/80. Il est l’auteur, avec sa « théorie de la justice », d’une tentative de rationalisation a posteriori de la société social-démocrate finissante, conçue comme une « méthode » visant à maximiser la « liberté minimale garantie également à tous », position qui permit à Rawls de se positionner à la charnière entre social-démocratie et néolibéralisme. Sa théorie du « voile d'ignorance », qui doit masquer ses capacités personnelles relatives à l’individu pour l’amener à signer un « pacte collectif » de libre compétition (en position originelle), a été perçue (par Bourdieu entre autres) comme une manière de rendre compatible la vision libérale libertaire pure (la société comme jeu, la jouissance comme enjeu) avec l’égalitarisme de façade caractéristique de la deuxième gauche américaine. Pour le dire nettement : on a accusé Rawls d’avoir construit une critique du libéralisme compatible avec les attendus du libéralisme, depuis une position social-démocrate ambiguë.

Or, quand Margalit compare contenu et méthode entre sa « société décente » et la « société équitable » de Rawls, il arrive à la conclusion que le projet de Rawls n’est pas « décent », parce qu’il peut déboucher sur l’humiliation. Une société fondée sur le contrat, établie à partir d’un « pacte collectif » assurant, en théorie, le « maximum de liberté minimale », peut tout à fait être, aussi, une société de l’humiliation systématique, du manque de respect érigé en méthode quotidienne des relations entre pouvoir et citoyen, entre patron et employé, entre inclus et exclus.

Chez Rawls, la garantie des institutions équitables est le contrat : Margalit prouve que cette garantie n’en est pas une.

D’une part, la question de l’appartenance à une société équitable n’est pas traitée. Quel est le statut de ceux qui n'en font pas partie ? Quid de ceux qui, pour une raison ou une autre, ne peuvent pas signer le contrat ? En particulier, comment traiter le cas des groupes qui sont exclus de la démarche contractualiste pour des raisons extérieures à l’économie et au marché ? Il est évident que Margalit pense ici au cas des Palestiniens : où est leur place dans le modèle de Rawls ?

D’autre part, Rawls ignore totalement le fait que, dans la réalité, une répartition peut être humiliante quant à sa procédure, tout en étant intrinsèquement équitable. L'efficacité comme critère unique de la répartition, par exemple, déshumanise tout en préservant une forme d’équité ; elle aboutit en pratique à faire de la « dose d’humanité » allouée à chaque individu un élément soumis à une clef de répartition réputée équitable. Il est évident que Margalit pense, ici, au problème de la « citoyenneté à deux vitesses » qui traverse la société israélienne, et à son interaction avec les questions de classes. On relèvera d’ailleurs, à ce propos, que parmi les « répartitions humiliantes » qui sont possibles dans la société équitable de Rawls, Margalit identifie le cas du chômage : répartir le travail de façon équitable peut conduire à dénier à certains individus la possibilité de conserver le respect de soi.

Et si, à travers Margalit, on touchait à un aspect de la question israélienne trop occulté dans nos analyses, en règle générale : l’interpénétration entre la question interethnique et la question sociale, l’adossement de l’humiliation de l’Israélien pauvre à celle du Palestinien ennemi ? Et si l’on en déduisait qu’il y a, au fond, une grande logique aux évolutions parallèle de l’économie et de la géopolitique de l’Empire US/Grande-Bretagne/Israël, depuis 1995 ?…

Avec Margalit et si l’on admet les critères de Bruce Bégout, « De la décence ordinaire », nous sommes bien en présence d'un « socialisme d'Orwell », ou du moins d'une de ses possibles élaborations. Les idées de Margalit sur la nécessaire réciprocité excluent les postulats utilitaristes. Et elles sont venues, rappelons-le encore, d’un universitaire israélien de premier plan, en 1996.

Rappelons les quatre fondamentaux de la pensée orwellienne, tel que Bégout les a synthétisés :

a) Le respect des libertés individuelles et de la vie privée de l’individu, de ses manières d’être et de penser : chez Margalit, opposer la décence à l’humiliation ;

b) L’instauration d’une égalité économique de proportion, fondement de l’estime de soi et fin de l’humiliation sociale. C’est ainsi qu’Orwell propose une échelle des salaires allant de 1 à 10, ce qui évite à la fois le nivellement (destructeur) et les inégalités obscènes, tels nos salaires de PDG comptés en siècles de SMIC ; chez Margalit : énoncer qu’une répartition équitable débouchant sur la négation de la dignité doit être corrigée ;

c) Droit positif et constitution politique ne peuvent aller à l’encontre de la décence ordinaire, qui pour assurer la pérennité d’une société digne de ce nom en est le pouvoir constituant immanent ; chez Margalit : ramener la définition de la Cité à la réalité de l’expérience vécue par ses membres ;

d) Aucun idéal de vie n’est imposé, us et coutumes propres à chacun sont respectés ; chez Margalit, énoncer que ceux ne partageant pas un système de valeurs sous-jacent à la démarche contractualiste générale doivent avoir le droit soit de participer à sa redéfinition, soit de définir de leur côté une démarche spécifique (dedans, ou dehors, mais toujours respectés).

Il n’est pas inintéressant que la société israélienne ait produit, vers le milieu des années 1990, ce type de pensée au niveau de ses élites – pensée minoritaire, sans doute, mais bel et bien présente. Et il n’est pas anodin qu’en cette année 1996 où Margalit rédigeait sa « société décente », Netanyahou, quant à lui, rédigeait, pour le compte de ses amis du « Big Business » et de l’industrie de l’armement, son étude « A clean break », valant enterrement de la gauche israélienne.

Et si l’un des enjeux de l’exacerbation du conflit israélo-arabe était d’enfermer un Margalit dans la pensée de Rawls, et ainsi d’empêcher que surgisse, au cœur de l’Empire, une réflexion autonome sur la décence, ou l’indécence du comportement de l’Empire lui-même ?

On peut au moins se poser la question…

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