De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (B. Constant)
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« Le  but des Anciens était le partage du pouvoir social entre tous les  citoyens d’une même patrie. C’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le  but des Modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils  nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces  jouissances. »
Les  conséquences désastreuses du tournant de la mondialisation néolibérale  des années 60-70, et de la logique générale qu’elle a structurée, sont  chaque jour plus manifestes : atomisation du lien social – tribalisation  diront certains – passage de l’idée de Nation à celle de société  « figée dans le présent » (pour reprendre l’analyse de Finkielkraut),  pression sur les bas salaires, violence des sociétés multiculturelles,  guerre à la fois larvée et patente de tous contre tous, la liste est  interminable.
D’où  l’intérêt d’un coup d’œil sur le passé, et de revenir aux sources du  discours libéral, ainsi qu’à ses conditions d’émergence.
Résumé  ici d’un petit texte « culte », écrit par l’un des premiers penseurs  libéraux, Benjamin Constant, et daté de 1819, dans un pays marqué à la  fois par la Révolution Française et la Restauration de 1815. Nous n’en  comprendrons que mieux l’avènement de ce que Michéa a appelé un modèle anthropologique nouveau.
La thèse générale
Constant souligne d’emblée les différences entre la liberté « des Anciens » et celle « des Modernes ».
De  toute évidence, ce qu’il veut faire ici d’abord, c’est sortir de la  confusion portée à son paroxysme durant la Révolution Française, où l’on  énonça que refuser le modèle antique serait refuser la liberté  elle-même. S’ensuit une étude – plus idéologique qu’heuristique – sur  l’impossibilité ontologique et conceptuelle de penser la liberté des  Modernes chez les Antiques, et réciproquement.
Les Antiques ignoraient en effet le gouvernement représentatif, gage de notre « démocratie », car leur liberté était d’une autre nature que la nôtre.
La liberté Moderne s’exerce dans les libertés : la liberté d’expression, d’entreprise, de circulation,  d’association, tout cela garanti par le droit de propriété. D’où,  finalement, la liberté politique réduite au droit de se faire représenter (l’avènement d’un gouvernement représentatif donc).
Nous  ne retrouvons rien de tel chez les Antiques (exception faite d’Athènes,  Constant y reviendra), car chez eux, le citoyen était partie prenante  de la vie politique de la Cité, sans représentation. Contrepartie de  cette participation directe, il acceptait d’être soumis au corps social.  Collectivement souverain, l’individu (Constant utilise ce concept  moderne pour parler des Antiques…) était donc pris dans un carcan : « Les lois règlent les mœurs, et comme les mœurs tiennent à tout, il n’y a rien que les lois ne règlent. »
Reste à expliquer la cause de cette divergence radicale.
La  différence majeure entre Antiques et Modernes découlerait, pour  Constant, de la taille du territoire. L’esprit belliqueux était  nécessaire à la survie des républiques anciennes, en raison de leur  faible taille géographique. L’esclavage en aurait découlé presque  naturellement, pour fournir la main d’œuvre nécessaire aux tâches  économiques – tandis que les citoyens, eux, faisaient la guerre, ou du  moins la préparaient.
Toujours  pour Constant, les Modernes, au contraire, grâce à l’influence des  Lumières (et de la pensée libérale, donc) auraient presque effacé les  divisions entre Etats européens (rappelons que le texte date de 1819).  La progressive homogénéisation du territoire européen aurait par suite  permis la coexistence pacifique d’organisations diverses, sur des  territoires de plus en plus vastes…
On  sourira ici sans doute de la« petite contradiction » de Constant :  l’esprit dit « des Lumières » a été exporté bien souvent par la guerre.  Mais bref, l’impérialisme, culturel ou militaire, selon les  circonstances, a toujours été déguisé en « bonne entente des peuples »  par les intellectuels organiques des  classes bénéficiaires de  l’entreprise. Nihil novi sub sole.
Revenons au texte.
Constant  en vient finalement à formuler cette idée centrale de la théorie  libérale classique : la guerre est antérieure au commerce, certes, mais  le commerce finira par la rendre inutile. Le but est le même : posséder. Mais le commerce constitue un moyen détourné d’arriver à cette fin, en substituant le gré à la force : « La guerre est l’impulsion, le commerce est le calcul. »
Le commerce est donc, pour Constant, une guerre de substitution, une guerre en quelque sorte pacifique. Guerre des Antiques contre commerce des Modernes, question d’époque et d’esprit.
Rappelons ici qu’après d’inlassables guerres civiles et de religion, l’idée du « doux commerce » émergeait depuis le 18ème siècle (au moins) comme alternative à la guerre de tous contre tous.  Subalterne chez les Antiques, le commerce devait donc devenir la règle chez les Modernes, ce qui était vu, par hypothèse, comme une avancée  dans le degré de civilisation (nous retrouvons ici dans sa version  libérale la théologie inassumée du sens de l’Histoire, propre à toute la  Modernité).
Ce  qui rend Constant intéressant, c’est qu’il assume la dimension  anthropologique de cette mutation, y compris dans sa part d’ombre. Il ne  dissimule pas ce que la limitation du principe de souveraineté chez les  Modernes peut avoir de négatif. Il a bien sûr ses lacunes : il explique  par l’abolition de l’esclavage que les citoyens, obligés de travailler,  ne puissent matériellement pas être présents sur le forum, et à aucun  moment, il ne s’interroge sur la position respective du possédant et du  salarié, sous cet angle. Mais il faut reconnaître qu’il admet que la  liberté des Modernes est politiquement amputée.
Seulement voilà…
A ses yeux, c’est un prix raisonnable à acquitter pour la paix. En  échange de cette amputation, le commerce, devenu règle, occupe,  préserve de l’inactivité – terreau du mécontentement et donc des  velléités belliqueuses – et rend désirable l’indépendance.
En somme, il s’agit de troquer une liberté pour une autre.
Valeur et limite d’une pensée libérale classique
Pour  donner en quelque sorte des lettres de noblesse à ce postulat, Constant  se réfère volontiers à Athènes, où la plus grande liberté accordée aux  individus provenait, selon lui, du commerce, et dont l’esprit serait  resté inchangé jusqu’aux Modernes. Il y a certes, entre Athènes et nous,  l’esclavagisme, les lois faites directement par le peuple et  l’asservissement de l’individu au corps social. Mais la comparaison  reste mutatis mutandis pertinente, nous dit Benjamin Constant : à  Athènes, on observait, dit-il, une grande indépendance individuelle, des  mœurs comparables aux nôtres, notamment s’agissant des ménages, une  libre circulation des capitaux, un droit de cité pour les étrangers si  ceux-ci avaient un métier ou fondaient une fabrique.
Et c’est ici que l’on touche aux limites du discours libéral classique…
Tout  d’abord, l’Athènes de Constant présente en effet un étrange visage,  dont la similitude avec le projet libéral apparaît pour le moins  artificielle. On éprouve parfois la sensation qu’elle est un masque, un  travestissement, un argument destiné à figer le discours pour l’empêcher  d’aller à son terme logique.
Le  Moderne, nous dit Constant, doit préférer la jouissance paisible de  l’indépendance privée, et minorer sa présence dans les activités  politiques : on est loin d’Athènes. Suivre Rousseau en tentant de  renouer avec la participation collective serait, toujours aux dires de  Constant, voué à l’échec – de toute évidence, il s’agit ici de réfuter  Robespierre et Saint-Just. La liberté individuelle, sacralisée par la  Modernité et qu’aucune entrave institutionnelle ne doit entravée, doit  aux yeux de Constant définitivement primer sur la liberté politique : le  modèle athénien est loin, très loin…
Pourquoi cette référence athénienne, alors ? Qu’est-ce que ça cache ?
Le libéralisme de Constant, ce n’est pas la liberté comme valeur, mais la liberté hors de la politique.  C'est-à-dire qu’en suivant Constant, nous allons, au fond, au-delà  d’une inversion de priorité entre ces deux libertés : nous sommes  naturellement amenés à nier le politique, que cela ait été notre projet initial ou pas.
Comprenons  bien la nature du problème. Chez Constant, s’il s’agit de déléguer le  pouvoir politique au travers d’un gouvernement représentatif, il n’est  nullement question d’abandonner tout rapport au politique ; il ne s’agit  que de s’en éloigner pour pouvoir satisfaire à la poursuite de ses  intérêts privés. Le peuple doit rester seul maître à bord lorsqu’il  s’agit d’écarter pour tromperie ou de révoquer pour abus de pouvoir ses  dirigeants. Constant est d’ailleurs conscient des risques de la liberté  « des Modernes ». Elle peut, dit-il, détourner le citoyen de la vie  politique, ce qui laisserait le champ libre aux puissants, et donc au  despotisme. Benjamin Constant n’est pas un idéologue de la  dépolitisation comme peuvent l’être certains libéraux contemporains.  Pour lui, la fin de l’homme n’est pas le bonheur, mais le  perfectionnement, dont le meilleur moyen reste la liberté politique.  Dans son esprit, les institutions doivent éduquer moralement le peuple  pour qu’il exerce ses droits politiques, des droits qui sont, toujours  pour Constant, autant de devoirs moraux : nous sommes à des  années-lumière de Brzezinski et de son « tittytainment ».
Le  problème, c’est que la pensée de Constant, en créant une liberté à  l’extérieur du politique, rend possible une sortie du politique, une  négation même. Le problème n’est donc pas, en réalité, dans la pensée  d’un libéral classique comme Constant, mais dans les conséquences potentielles de cette pensée.
Et cela s’explique très bien : le fond du problème, c’est que l’anthropologie libérale est erronée, parce qu’elle présuppose que tout despotisme est, nécessairement, politique.
Erreur  substantielle de Constant, au regard de ce que nous connaissons  aujourd’hui : la croyance en la limitation de la volonté de puissance  individuelle induite par l’influence du « doux commerce ». Le règne du  commerce rendrait impossible, aux yeux du théoricien libéral, toute  forme d’oppression, puisqu’il limiterait l’emprise du politique.  Erreur : la puissance du pouvoir financier, dimension complètement  occultée chez Constat, a depuis largement prouvé qu’au contraire, la  soif de pouvoir peut très bien trouver à s’exprimer ailleurs que sur  l’Agora. Ce que le libéral classique n’a pas vu, c’est que l’oppression  peut être impolitique.
En  conclusion, ce qui est sain chez Constant, c’est en somme qu’il affirme  la liberté du sujet individuel. Par exemple, son refus que le  gouvernement prenne en charge l’éducation des enfants, et son souhait  que l’Etat, en la matière, se cantonne aux moyens généraux de  l’instruction, sont finalement des idées très saines. Mais ce que  Constant n’a pas vu, ou pas voulu voir, c’est que la liberté du sujet  individuel serait constamment menacée, si elle n’était pas surplombée  par la liberté du sujet collectif – et qu’elle pouvait très bien l’être  par des puissances impolitiques.
Constant à la lumière de notre présent
En  somme, pour Constant, la liberté individuelle est garantie par la  liberté politique, mais subordonner le peuple à cette dernière serait  aliénant. Il faut donc, à ses yeux, que la liberté individuelle se  défende en quelque sorte par ses propres forces, sans que la  liberté politique, plus collective, ne lui serve de surplomb protecteur.  Alors, à cette condition nécessaire et suffisante, dit-il, renoncer à  la liberté des Anciens n’implique effectivement pas renoncer à la  liberté tout court. L’idée Moderne de la liberté n’est, dès lors, plus  un affaiblissement de la garantie, mais au contraire une extension de la  jouissance.
Et deux siècles après, quand on lit Constant, on en pense quoi ? Qu’est-ce que l’expérience libérale nous a enseigné ?
Eh  bien, elle nous a enseigné que la restriction de l’emprise étatique ne  garantit en rien la restriction de l’emprise en général. Constant est  proche de la pensée magique lorsqu’il postule que nous défendrions plus  efficacement notre liberté individuelle au simple motif que nous y  tenons davantage. Deux siècles plus tard, la magie n’opère plus, le réel  s’est vengé. Voici exhumée l’erreur initiale, et fatale, du libéralisme  classique – l’erreur qui a fait qu’inéluctablement, une fois mis en  pratique, il a dérivé vers l’emprise des nouveaux pouvoirs impolitiques.
Bien  sûr, à la décharge d’un Benjamin Constant, il faut reconnaître que  rien, dans son expérience, ne le préparait à l’émergence d’une humanité  lobotomisée par le tittytainment. Il ne s’agit certainement pas  ici de condamner moralement Constant ; si l’on se met à sa place, si on  le resitue dans son contexte (la Révolution Française, les massacres,  le face-à-face rugueux entre bourgeoisie ascendante et aristocratie  décadente), on comprend tout de suite que son erreur est tout à fait  excusable – profondément humaine, dirions-nous. Il faut rappeler ici que  les libéraux de l’époque évoluaient dans un cadre idéologique très  différent de celui qui prévaut aujourd’hui chez leurs héritiers. Ils  croyaient encore, par exemple, à la vertu dans la Cité et au patriotisme  (il suffit de relire la « Théorie des sentiments moraux » de Smith).  Leur ralliement au mythe du « doux commerce » ne traduisait pas autre  chose que leur volonté d’édifier un monde délivré de la guerre et de  l’oppression sociale.
Il  n’en reste pas moins que le postulat est naïf, selon lequel l’abolition  du politique entraînerait celle du despotisme, au motif que tout  despotisme serait nécessairement politique. La dissociation  contemporaine entre pouvoir étatique et pouvoir financier a bel et bien  débouché sur l’autonomisation de cette dernière sphère, devenue  prédatrice.
Toute  l’histoire des deux derniers siècles est là pour dénoncer cette erreur.  Pour Constant, le commerce était une garantie, car la circulation de la  propriété, disait-il, rend celle-ci plus insaisissable. La circulation  met « un obstacle invisible et invincible à cette action du pouvoir social ».  Il ne lui est pas venu à l’esprit que ceux qui maîtrisent les  instruments de la circulation, donc les banquiers, pouvaient très bien  se montrer despotiques, aussi despotiques que les puissants politiques,  maîtres du territoire.
Poursuivant dans sa logique, Constant énonce : « Les  effets du commerce s’étendent encore plus loin ; non seulement il  affranchit les individus, mais en créant le crédit, il rend l’autorité  dépendante. » Il ne lui est pas venu à l’idée que ceux dont  l’autorité serait dépendante tiendraient donc, mécaniquement, les  peuples eux-mêmes en dépendance. L’Etat souverain perdant le contrôle de  la monnaie n’adoucit pas souveraineté, il la transfère à de nouveaux  maîtres. Et Rothschild de déclarer « Donnez-moi le contrôle de la monnaie d’une nation, et je me moque de qui fait ses lois. » On sait tout ce qui a découlé de l’application de ce principe par les oligarchies financières…
Une  conséquence qu’évidemment ni Adam Smith avec sa manufacture d’épingles,  ni Benjamin Constant avec son amour du commerce comme régulateur des  passions humaines, n’ont envisagée. En témoigne encore cette autre  déclaration naïve de Constant : « Les individus transplantent au  loin leurs trésors ; ils portent avec eux toutes les jouissances de la  vie privée ; le commerce a rapproché les nations, et leur a donné des  mœurs et des habitudes à peu près pareilles ; les chefs peuvent être  ennemis ; les peuples sont compatriotes. » Deux guerres mondiales plus loin, on éclate de rire en lisant ces phrases.
Bien  sûr, tout n’est pas à jeter dans la pensée d’un Benjamin Constant. Qui,  parmi nous, souhaite l’abolition de la liberté d’expression,  d’association, etc. ? Mais ce qui doit nous séparer des libéraux, même  classiques et respectables, comme le fut Constant, c’est la connaissance  que nous avons désormais de l’impossibilité de lutter contre  l’oppression autrement que par le Collectif.
L’individu  rationnel et calculateur, sacralisé par les libéraux classiques parce  qu’ils voyaient en lui une mutation anthropologique libératrice, s’est  avéré à l’expérience un tyran plus irresponsable que tous ceux qui  l’avaient précédé. Des pouvoirs non-étatiques exercent sur les peuples  une emprise sournoise, pire sans doute que celle des pires dictatures.  La planète est ravagée par cet « individu rationnel », si rationnel  qu’il a totalement rationalisé son irresponsabilité écologique,  économique et sociale.
Non,  il ne s’agit pas de rejeter Constant en bloc ; il s’agit de le remettre  en contexte, et de le surmonter. Il s’agit de lire Maurras, pour une  critique contre-révolutionnaire, et Michéa, pour une critique  contemporaine aboutie. Il s’agit de comprendre en quoi la liberté des  Modernes ne peut pas être la liberté vraie – pas longtemps, en tout cas.
Citations :
« La liberté individuelle, je le répète, voilà la véritable liberté moderne. »
« Enfin,  le commerce inspire aux hommes un vif amour pour l’indépendance  individuelle. Le commerce subvient à leurs besoins, satisfait à leurs  désirs, sans l’intervention de l’autorité. Cette intervention est  presque toujours, et je ne sais pourquoi je dis presque, cette  intervention est toujours un dérangement et une gêne. Toutes les fois  que le pouvoir collectif veut se mêler des spéculations particulières,  il vexe les spéculateurs. Toutes les fois que les gouvernements  prétendent faire nos affaires, ils les font plus mal et plus  dispendieusement que nous. »
« Ils  voudraient constituer le nouvel état social avec un petit nombre  d’éléments qu’ils disent seuls appropriés à la situation du monde  actuel. Ces éléments sont des préjugés pour effrayer les hommes, de  l’égoïsme pour les corrompre, de la frivolité pour les étourdir, des  plaisirs grossiers pour les dégrader, du despotisme pour les conduire ;  et, il le faut bien, des connaissances positives et des sciences exactes  pour servir plus adroitement le despotisme. »



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